Eygalieres galerie de portraits

Adrienne Clarkson

    Une certaine idée du Canada

Hongkong occupée par l’armée japonaise, juin 1942. Un navire affrété par la Croix Rouge évacue Adrienne Poy, trois ans, ses parents et son frère Neville. Deux mois plus tard, ceux-ci arrivent au Canada comme réfugiés et s’y installent.

Ottawa, octobre 1999. Adrienne Clarkson – qui a conservé le nom de famille de son premier mari – est nommée 26è Gouverneure générale du Canada, c’est-à-dire chef de l’Etat canadien.

Ces deux dates ne résument pas l’étonnante carrière d’Adrienne Clarkson mais témoignent du caractère exceptionnel de son destin. On pourra se référer à son autobiographie, « Le Cœur au poing », publiée en 2006 aux Editions du Boréal, ainsi qu’à son site internet (www.adrienneclarkson.com).

La petite fille qui s’installe avec ses parents à Ottawa en 1942 est chinoise d’origine – ses traits ne peuvent que le confirmer – mais elle appartient avant tout à une famille de l’Empire britannique, anglicane depuis plusieurs générations, nourrie au lait de la littérature anglaise, « coloniale jusqu’au bout des orteils » comme elle dit avec humour, consciente de la grandeur, de l’unité et de la diversité de cet ensemble exceptionnel – la couleur rose sur les cartes de géographie de son enfance – dont nous Français avons du mal à apprécier la réalité. Une réalité qui fait que le Canada, pleinement indépendant, a pour souverain nominal la reine d’Angleterre. Qui fait des dirigeants des pays du Commonwealth une sorte de club aux références culturelles et politiques communes.

De l’histoire de sa famille (un grand-père émigré en Australie, l’autre né en Guyane néerlandaise) et de ses parents, réfugiés dans un nouveau pays après avoir tout perdu, elle a hérité une capacité de voir au-delà de son horizon immédiat et une personnalité forte et exigeante. « On nous a tout arraché, mais nous allons tout regagner, et plus encore », disait son père. Cet homme distingué, « gentleman jockey » réputé à Hongkong, qui n’appartenait pas à la classe des très riches, a beaucoup compté dans la vie d’Adrienne, l’encourageant à toujours faire plus et mieux.  A 96 ans, lui est moribond et elle est Gouverneure générale, il ose lui dire : « tu as vraiment réussi, mais je pense qu’il y a encore quelque chose que tu peux faire ». Adrienne est donc exigeante, d’abord à l’égard d’elle-même ; elle a conscience de sa valeur et de ce que cette valeur signifie pour elle-même et pour les autres. Si sa carrière professionnelle est pour partie le résultat de la chance, elle s’est aussi construite sur les choix qu’a faits Adrienne. Prendre sa chance lorsqu’elle survient, mais avec discernement : avant de saisir une opportunité, elle se demande toujours si elle pourra remplir la fonction mieux que quiconque. Du coup, il lui arrive de refuser des propositions, ne se faisant pas que des amis et pouvant passer pour hautaine voire ambitieuse. Oui, elle a de l’ambition, celle de faire, mais elle n’est pas arriviste.

Très tôt, Adrienne Clarkson fait le choix de la France ou plutôt du français : elle appartient à un pays bilingue et veut prendre ce fait en considération. En cela, elle est une exception dans sa génération : la jeune élite du Canada anglophone est plus attirée par la vieille Angleterre ou par les Etats-Unis tout proches ; la francophonie est perçue comme un fait de l’histoire, à la limite du folklore. Adrienne voit les choses différemment. En particulier, la France en tant que modèle de pays l’intéresse. Je crois même pouvoir dire que la France gaullienne va la fasciner. En 1962, à 23 ans, elle s’installe à Paris pour trois ans avec l’objectif de devenir bilingue – objectif atteint, comme tous les Eygaliérois peuvent le constater. Elle s’imprègne de la littérature pour mieux comprendre la société, se fait de nombreux amis et voyage dans le pays. Elle obtient un diplôme à la Sorbonne pour l’enseignement du français à l’étranger. La France devient ainsi une composante de sa personnalité, que renforcera sa rencontre avec John Ralston Saul (voir son portrait dans cette Galerie) en 1976 et son installation à Eygalières neuf ans plus tard.

C’est le hasard qui la conduit à la télévision en 1965, après qu’elle a cherché en vain sa voie dans l’enseignement. Elle travaillera trente ans à la télévision canadienne CBC, en plusieurs épisodes. Elle n’y connaissait rien mais y fait merveille, participant d’abord à une émission conçue et dirigée par d’autres, puis conduisant sa propre émission. Adrienne aime ça, c’est une télévision pédagogique, où on traite de sujets que l’on a le temps d’approfondir. Elle aime la combinaison du travail de recherche et de sa présentation, le contact avec les interlocuteurs et les téléspectateurs qui interagissent. « Finalement, dit-elle, c’était mon métier naturel ».

En plusieurs occasions, elle va incarner le Canada. La télévision lui a donné une bonne connaissance de la richesse et de la diversité de son pays. Elle en a aussi acquis une indéniable notoriété, assise sur sa compétence et son empathie. Pour paraphraser de Gaulle – dont elle admire l’indépendance de pensée et la force de la volonté - Adrienne Clarkson « a toujours eu une certaine idée du Canada ». Un pays multiple et unique en même temps, un pays qui accueille et qui intègre, un pays généreux. Un pays qui réussit. Alors qu’elle représente l’Ontario en France, c’est Carlos Ott, architecte canadien et ontarien, qui remporte le concours international lancé pour l’Opéra Bastille. Elle en est fière.

En effet, elle a été choisie en 1983 par la province de l’Ontario pour en être la déléguée générale en France. Elle doit cette décision à sa bonne connaissance de notre pays et à sa compétence en matière de relations publiques : à côté d’un représentant du Québec traité avec égards par les autorités françaises, elle doit redoubler d’efforts pour être écoutée. Mais Adrienne va très bien réussir, notamment en favorisant l’implantation en Ontario d’une usine pour y fabriquer la Renault 19. Par la suite, elle aura d’autres responsabilités publiques, comme la présidence du Conseil d’administration des Musées (dont le Musée des Civilisations) de 1994 à 1999.

En 1999, à 60 ans, elle est nommée Gouverneure générale. C’est une consécration et un nouveau défi. Adrienne est le premier Gouverneur général sans passé politique, par ailleurs arrivé au Canada comme réfugié. A cette fonction réputée protocolaire – celle d’un chef d’Etat dans un régime parlementaire – elle veut donner un contenu concret, à l’opposé de nombre de ses prédécesseurs, moins actifs. Elle voyage au Canada, conduit à l’étranger des missions à thème, écoute et parle. Son mandat est « civique » ; elle soutient et encourage la participation des citoyens, contribuant ainsi à une perception plus positive de l’action publique par ceux-ci.

Après un mandat de six ans, elle quitte ces fonctions en 2005. Mais, loin de prendre sa retraite, elle crée avec son mari John l’Institut pour la citoyenneté canadienne, qu’elle co-préside toujours. Cette fondation aide les nouveaux citoyens -300 000 chaque année- à s'intégrer dans la vie au Canada et les encourage à prendre la place qui leur y revient, grâce à des programmes originaux et notamment à un laissez-passer culturel, unique en son genre. Dans le contexte actuel, Adrienne est plus sensible que jamais à cette problématique, qui évoque son histoire personnelle.

Et Eygalières dans tout ça ? C’est encore une histoire d’amour. Elle commence en 1961, avec une grande exposition Van Gogh à Toronto, quelques semaines avant un premier voyage en France avec sa mère. Adrienne tombe en arrêt devant « L’amande en fleur, Arles 1889 » ... Vingt-quatre ans plus tard, alors qu’elle représente l’Ontario en France, elle se met en quête d’une maison dans notre région afin de conserver un lien avec la France. John et elle, sac au dos, parcourent le GR 6, s’arrêtent à Eygalières et tombent sous le charme. Un agent immobilier lui propose le Luberon ou le Gard, mais c’est le vieux village d’Eygalières qu’elle veut, son caractère unique, et rien d’autre. Sa ténacité l’emporte et, en 1985, elle achète la maison occupée jusque-là par Thomas Girtin, dont l’épouse est décédée quelques années plus tôt. A l’époque, elle rêve de pouvoir y vivre la moitié de l’année. Illusion… Jusqu’à présent, elle et John n’y sont pas complètement parvenus. Mais qui sait ? Malgré la disparition de plusieurs de ses amis eygaliérois, Adrienne se sent ici chez elle, et malgré son léger accent canadien, les Eygaliérois la considèrent des leurs.

11 juillet 2018