Eygalieres galerie de portraits

Léone Pélissier

L'incarnation du village

Droite comme un i, toujours tirée à quatre épingles, présente partout mais toujours discrète, Léone Pélissier est comme une incarnation de son village d’Eygalières, où elle est née il y a 92 ans. Fille de berger, femme de paysan, agricultrice elle-même, elle a vécu dans sa personne les bouleversements successifs de ce petit morceau des Alpilles : la vie rurale et pauvre ; la guerre ; l’amélioration de la vie quotidienne à force de travail ; la disparition progressive de l’agriculture ; la mondialisation omniprésente, dont témoignent les visites qu’elle rend à son petit-fils en Australie. La vie de Léone peut se lire comme celle, ordinaire, d’une habitante du village à travers les décennies. Mais elle est d’abord celle qu’elle s’est elle-même forgée grâce à ses qualités, aux côtés de son mari Elie, disparu il y a près de 15 ans.

Pour comprendre qui elle est, il faut dire d’abord d’où elle vient. Léone est née dans une famille de bergers. A leur mariage, ses parents Casimir Beaume et Laurence Durand ont respectivement 40 et 36 ans. C’est un mariage tardif à cause de la Grande Guerre. Montagnard, Casimir est né dans le massif du Dévoluy, entre Gap et Grenoble. Il a fait un long service militaire puis survécu à quatre ans de tranchées. Il a connu l’horreur. Après cela, tout lui fera bonheur. Enfant d’une famille de dix, il a dû quitter sa région une fois démobilisé. Il avait pratiqué la transhumance, il connaissait donc la Provence. C’est là que, dans un mas d’Eygalières, il trouve à s’employer comme berger. Et c’est dans ce mas du quartier du Contras que celle qui va devenir sa femme vit, aux côtés de sa sœur et de son beau-frère. Ils se marient en 1926 et Léone naît l’année suivante ; elle restera la seule enfant du couple. Cette situation d’enfant unique en fait, dit-elle, « une petite princesse », choyée par ses nombreux oncles et tantes. Elle est gâtée, peut-être, mais dans un environnement où l’on n’est pas riche.

Ecole des filles d’Eygalières, certificat d’études, et au travail ! Léone aide à la ferme, elle vit sa vie de jeune fille. L’été, elle va passer deux mois dans les Alpes, retrouver ses cousins et cousines, garder les vaches, prendre l’air de la montagne. Elle grandit entourée de garçons à côté desquels il faut tenir son rang, savoir faire face. Alors, elle est une fille audacieuse, un peu casse-cou, passablement indisciplinée. Elle apprend qu’il vaut mieux ne pas tout dire aux adultes mais plutôt « se sortir toute seule » des situations où elle se retrouve. Un jour, elle saute d’un arbre équipée d’un parapluie en guise de parachute ; heureusement, elle tombe sur l’herbe du pré… Adolescente pendant la guerre, elle fréquente les bals clandestins, souvent à la frayeur de sa mère, mais rien de grave ne survient. Comme elle dit joliment, « je crois que j’ai été très vilaine ».

Sa mère accepte difficilement ce comportement ; entre tensions et lourds non-dits, les relations ne seront jamais faciles entre elles deux. Son père, lui, est de la race des optimistes ; il a de l’ambition. Il ne reste pas longtemps employé par son beau-frère mais acquiert ses propres brebis et construit sa propre exploitation agricole. Curieux de tout, avide de lire, d’apprendre, il établit avec sa fille une relation forte, qui durera longtemps puisque Casimir mourra à 88 ans, en 1974, tandis que sa mère, elle, s’éteint à 56 ans, quand Léone a 20 ans.

L’année précédente, Léone a épousé Elie Pélissier, de quatre ans son aîné, lui aussi Eygaliérois. Si Léone était relativement gâtée par sa famille, pour Elie c’était tout autre chose. Une famille de quatre enfants (dont la mère de Claudine Leclercq et celle de Serge Jodezyk, voir leurs portraits dans cette Galerie), un père dur sinon parfois violent, propriétaire d’un grand mas, le mas des Péchiers, avec troupeau, basse-cour, vignes, du personnel, beaucoup de travail. Elie aurait rêvé d’être professeur d’histoire mais, au lieu de cela, il est mis au travail à 13 ans, l’année même où sa mère meurt, à 41 ans.

Entre Léone et Elie, 59 ans de vie commune, 42 ans de dur travail en commun. Léone dit : « finalement, nous avons toujours bien vécu ». Mais c’est sans doute un regard rétrospectif porté avec des lunettes un peu roses. Car ils ont trimé ! Et surtout Léone. Déterminée depuis toute petite à s’en sortir seule, habituée à tenir tête aux garçons, elle a du mal au départ à se faire au mariage, où elle perd évidemment de son autonomie (« je ne supportais pas que quelqu’un me commande »). Mais elle sait s’adapter. Et il est vrai que, lorsque le couple prendra sa retraite en 1988, leur vie n’aura plus grand-chose à voir avec celle qu’ils avaient connue enfants : ils vivent infiniment mieux.

Mais ce sont quatre décennies vécues toujours au travail. L’élevage a été remplacé par le maraichage puis par les arbres fruitiers. A partir de pas grand-chose, il a fallu acheter du matériel, un tracteur, une camionnette puis un camion, des terres. Elie et Léone sont dans les champs tous les jours à 5 heures du matin. Une fois par semaine, c’est le marché à Cavaillon : on transporte les produits, on vend ; s’ils le peuvent, le soir ils vont au cinéma, et le lendemain ils recommencent. Mais la vie se fait progressivement plus facile. Après 20 ans passés au mas des parents de Léone, le couple fait construire une maison dans Eygalières. Léone dit : « pour moi, c’était l’Amérique » : eau courante froide et chaude, chauffage central. Elle a 40 ans ; on est dans les années 60. Léone est enfin vraiment chez elle. Ils profitent plus de la vie, vont au cinéma, au théâtre, à l’opéra, ils vont danser, c’est un beau couple. Léone s’adonne à son grand plaisir de réunir les gens qu’elle aime autour d’une table et de leur faire apprécier sa cuisine provençale. En dehors de week-ends dans le Dévoluy où ils ont acheté un studio et où Léone retrouve des cousins, ils ne voyagent pas : c’est le patron qui doit vendre sur le marché. Mais la vie sait aussi être cruelle. A 48 ans, Elie est victime d’un infarctus dont il sort sans dommage mais qui oblige Léone à assumer pendant plusieurs mois la charge de l’exploitation, à livrer chaque semaine au marché.

Leurs personnalités sont complémentaires. Elie aime lire, il retient tout et ébahit chacun par sa mémoire éblouissante et ses connaissances. Il est extraverti, entreprenant, il adore la « galéjade ». Sa soif d’apprendre est sans limite, héritage de son ambition frustrée d’enseigner l’histoire. En cela, il est proche de son beau-père Casimir que, à son décès, il pleurera comme un père. Léone est toujours plus discrète mais rassurante, encourageante auprès de son anxieux de mari. Elle voit plus facilement le bon côté des choses que le contraire ; elle est toujours optimiste. Elle a soif de découvertes, d’initiatives, elle est toujours partante pour tout, c’est une vraie battante. Toute jeune, elle passe le permis : elle est dans les premières, sinon la première femme à conduire à Eygalières. Elle conduit sur le marché leur camion de 3 tonnes, elle conduit le tracteur.

Peu après le mariage naît un garçon, qui hélas meurt en bas âge. Puis leur fille Aline, aujourd’hui adjointe au maire d’Eygalières.  Avec les deux petits-enfants et maintenant les deux arrière-petites filles de Léone s’établit une harmonie entre les générations. La vie est belle, d’une certaine manière, ils sortent, parcourent la région, visitent les musées. En 1988, ils arrêtent leur activité. Ils auront une douzaine d’années de vraie « belle vie », au cours de laquelle ils peuvent enfin voyager, en France et à l’étranger. Puis la mémoire d’Elie commence à faiblir ; le corps lui-même ne suit plus et il décède en 2005, à 82 ans.

Lorsqu’elle regarde derrière soi, Léone Pélissier peut être heureuse et fière du chemin parcouru. Ce chemin n’est pas dû à elle seule, ni même au couple qu’elle a formé avec Elie ; les temps y ont aidé. Mais sans son caractère bien trempé qui associe soif de vivre et de découvrir, énergie, optimisme sans faille, volonté d’aller sans cesse de l’avant, capacité à s’en sortir par soi-même, elle n’en serait pas arrivée là où elle est arrivée. Cependant, il n’est pas dans son caractère de regarder en arrière. Toujours allante, toujours battante, elle regarde devant elle et nourrit encore désirs et ambitions. Une personnalité singulière et forte, à l’image de son village.

11 février 2019