Eygalieres galerie de portraits

Nadine Fourré

La quête de l’authenticité

L’atelier mystérieux de Nadine Fourré se niche juste derrière le rempart du village. On y découvre ses œuvres, qu’elle appelle ses «équilibres », et son stock de matière première, si j’ose dire, des milliers de pierres et des centaines de morceaux de bois patinés par le temps, l’eau, l’érosion et le regard de Nadine. En effet, ses œuvres sont bien l’incarnation même de l’équilibre. Un équilibre apparemment fragile mais patiemment construit en cherchant les pièces qui vont finir par s’assembler sans avoir été modifiées artificiellement, à chaque fois un petit miracle.

Pour comprendre le parcours dont ces œuvres sont l’aboutissement, il faut faire un saut dans le passé, vers les lieux de son enfance, comme un paradis perdu qui demeure très présent à son esprit. Dans le Marais poitevin, en contrebas d’une falaise, une maison construite par ses parents. Autour de la maison, un grand potager entretenu par son grand-père. Dans la falaise, dans la terre du potager, des centaines de fossiles marins, grands, petits, qui la fascinent. Il y a aussi ces témoins du néolithique, qui surgissent du passé et s’imposent au présent : dans les environs, un musée y est consacré ; habitats troglodytiques et lacustres restent visibles, ainsi que des tumuli qui abritent des tombeaux. Une nuit, à 17 ans, elle se laisse enfermer dans l’un d’entre eux, vieux de 7 000 ans, et se sent en communion avec les lieux.

C’est de là que viennent les pierres dont est faite sa personnalité. J’en vois quatre : le dessin, le temps long, la nature, l’eau.

Le dessin, c’est son savoir-faire premier. Nadine a commencé toute petite : elle se revoit à 3-4 ans dans la cuisine, avec sa mère, toutes deux à quatre pattes, à dessiner des chats. Par la suite, elle a suivi des études d’arts appliqués à Poitiers, Orléans et Bordeaux. Designer au début de sa vie professionnelle, elle a exercé ce métier au Japon, d’abord dans la mode puis dans l’architecture.

Sa perception du temps long est enracinée dans sa région d’origine ; elle aurait voulu être archéologue ; la succession des ères et leurs caractéristiques lui sont tout-à-fait familières. Cette perception a été renforcée par ses vingt années passées au Japon, dont la civilisation accorde beaucoup de valeur à la tradition et à sa perpétuation. Et Nadine l’a retrouvée avec une puissance décuplée lorsqu’elle s’est mise à construire ses équilibres à partir de pierres façonnées par le temps. Pour elle, cette perception comporte aussi une dimension dans l’espace et s’intègre ainsi dans un concept d’unité, unité de l’univers, unité avec laquelle l’homme peut et doit faire corps. Cette appropriation de l’unité passe par ce qu’en japonais on appelle le « ki », une capacité de concentration, d’attention, telle que l’on « devient » l’objet même de l’attention, qu’il s’agisse d’un arbre, d’un caillou, peut-être aussi d’une personne. Cette capacité, elle est convaincue de l’avoir acquise auprès de son grand-père, à observer la terre et ce qu’elle révèle. D’une manière différente, cette capacité de concentration a été renforcée par sa vie professionnelle au Japon : pour être performante tout en restant elle-même dans cet univers étranger à tous égards, elle devait se maintenir sur un qui-vive de tous les instants.

Lors de son enfance, elle vit comme en symbiose avec la nature. Plus tard, au Japon, son « maître » Masanobu Fukuoka – que j’évoque un peu plus loin - la fait « renaître » à la nature, dans cet environnement schizophrénique qu’est le Japon : une culture ancestrale enracinée dans une conscience puissante de la nature mais de plus en plus réduite à la portion congrue face à la modernité, au béton, à l’urbanisme envahissant. C’est d’ailleurs une prise de conscience très forte de ce décalage qui va la conduire à quitter ce Japon urbain, tournant ainsi le dos à vingt années d’une vie professionnelle couronnée de succès. Pour aller en Provence, s’installer à Eygalières, où elle va retrouver la nature.

L’eau, enfin, imprègne son enfance : avec le Marais poitevin, l’eau est partout et l’océan tout proche ; l’alimentation familiale est à base de poissons et de fruits de mer. L’eau est prégnante au Japon aussi, société où la mer et ses produits sont très présents. Mais l’eau, c’est surtout la Durance, que son compagnon Jean-Michel Marais (voir son portrait dans cette Galerie) lui fait découvrir lorsqu’elle revient du Japon en 2000. Nadine y vit soudainement une expérience quasi-mystique, comme un baptême d’adulte. Je la cite : « L’allégresse, la joie profonde. J’ai ri, ri, comme jamais. Il s’est passé quelque chose qui me dépassait complètement ». L’eau de la Durance nettoie son esprit, la fait naître à une vie nouvelle et va lui apporter ces objets qui, manipulés par son regard et par sa main, vont devenir ses « équilibres ».

Dans le parcours de Nadine, une personnalité japonaise a joué un rôle essentiel : Masanobu Fukuoka, microbiologiste de formation, « son maître », va éveiller ses sens et sa conscience à une source profondément enfouie en elle depuis toujours. Décédé en 2008 à 95 ans, le Sensei (professeur) Fukuoka est connu, au Japon et bien au-delà, par son engagement en faveur de l’agriculture sauvage, fondée sur le « non labour », le « non agir », qu’elle appliquera ensuite à ses équilibres. Il est, entre autres, l’auteur d’un ouvrage de référence traduit en 25 langues : « La Révolution d’un seul brin de paille ». C’est précisément grâce à la paille que Nadine va le rencontrer. A l’époque, le cabinet d’architecture où elle travaille lui a confié le projet d’un Musée de la paille, dans un village appelé « le village du riz » - un projet qui éveille sa sensibilité à l’écologie. En parallèle, effet du hasard – ou du destin -, elle prépare à partir de fin 1995 un étonnant événement dans le cadre de l’année du Japon en France : le « Festival du riz et du blé », qui consiste à faire venir en France 100 paysans japonais, dont la plupart n’ont jusqu’alors jamais voyagé. Elle passe plus d’un an à rechercher des financements et à organiser les différentes étapes du périple, qui attirera une couverture médiatique très forte. Elle emmène même ces paysans dans « son » Marais poitevin. Après cette aventure, elle ne perçoit plus les choses de la même manière et décide de rejoindre à Eygalières Jean-Michel, qui va l’initier à la Provence et la « baptiser » dans la Durance.

L’histoire n’était pas écrite et aurait pu être différente. La « première vie » professionnelle de Nadine, pas banale non plus, aurait pu se poursuivre.

C’est tout à fait par hasard qu’elle arrive en 1981 dans un Japon dont elle ne sait absolument rien. Son compagnon de l’époque, professeur de philosophie, avait été nommé au Lycée français de Tokyo au titre de la coopération : il espérait partir à Moscou mais les rouages administratifs en ont décidé autrement. Et là, en peu de temps, Nadine entame une carrière professionnelle dans laquelle elle apprend à occuper toute la place, mais rien de plus, que les Japonais consentent chez eux aux « gaïjin », les étrangers. D’abord styliste dans la mode pour plusieurs marques, elle crée la sienne propre, « Tatouage », au style décalé, qui reçoit un accueil très positif, au Japon et en France. Elle s’insère dans le mouvement des « Jeunes créateurs », elle connaît le succès. C’est ainsi qu’elle monte un défilé devant la Pyramide du Louvre tout juste inaugurée, avec des retombées médiatiques et commerciales importantes. Succès de notoriété, afflux de commandes, c’est la réussite. Mais la gestion lourde qui va avec cette réussite ne lui convient pas. Elle change donc d’orientation et entre dans un cabinet d’architecture de Tokyo où, là aussi, elle occupe la place, assez codifiée, d’une étrangère qui apporte sa compétence et une touche d’originalité, ce qui lui permet de sillonner le Japon pendant encore dix ans. Et puis, en 2000, elle tourne la page.

Depuis près de 20 ans à Eygalières, Nadine Fourré est une artiste hors des sentiers battus. En quête d’authenticité, elle est porteuse d’une identité personnelle et culturelle forte, fruit de sa riche expérience. Différentes, elle-même et son œuvre ne laissent pas les autres indifférents.

30 avril 2018