Eygalieres galerie de portraits

Bruno Racine

Habité par l'Italie

Difficile de rester anonyme quand on s’appelle Bruno Racine et qu’on compte de tels états de service. A Eygalières, il y parviendrait presque. Il s’y est glissé depuis quarante ans, en toute discrétion, comme à pas de loup. Mais c’est au pas de charge que, semble-t-il, il a mené sa vie professionnelle. Père de quatre enfants, époux d’une femme artiste et tout aussi discrète que lui, Bruno allie les compétences et la rigueur d’un grand serviteur de l’Etat à un goût prononcé pour l’art et la littérature, au point d’avoir écrit une douzaine de livres. Des aspects a priori contradictoires qu’il a su rendre complémentaires.

Les ressorts de cette sorte d’alliance des contraires sont peut-être à rechercher dans ses origines. Un père, Pierre Racine, issu d’une famille marseillaise établie, homme de rigueur et d’engagement, haut fonctionnaire, collaborateur proche du premier ministre Michel Debré. Une mère, Edwina Morgulis, dont les parents sont nés dans l’Empire russe et ont choisi d’émigrer aux Etats-Unis pour échapper aux violences. Née américaine, donc, la mère de Bruno manifestera très tôt un goût prononcé pour la littérature française, au point de décider de venir en France dès l’âge de 20 ans, faisant ainsi le choix inverse de ses parents. Elle y restera toute sa vie, aux côtés de Pierre et de leurs six enfants dont le benjamin Bruno, qui lui a consacré un livre émouvant (« La voix de ma mère », NRF 2016).

Rigueur, ouverture, éclectisme : voilà la trame de l’étoffe que constitue la vie de Bruno. Une vie tissée de fils innombrables. Je vous propose d’en découvrir cinq, de couleur et de texture différentes, des fils qui s’entrecroisent comme dans toute étoffe.

Le premier fil est bien beau, c’est la première passion de Bruno, l’Italie. Une passion sans aucun doute même s’il en parle posément, comme de toute chose. Cette passion se déclare dès 13 ans lorsqu’avec ses parents et une de ses sœurs, il y fait un premier voyage initiatique. Depuis lors, il ne cesse d’y aller régulièrement, avec une prédilection particulière pour Rome et Venise. L’Italie devient peu à peu sa deuxième patrie. Il en apprend la langue. Il bénéficie aussi d’un privilège étonnant : lorsqu’il est adolescent, l’ambassadeur près le Saint-Siège René Brouillet, ancien collaborateur du général de Gaulle et ami de son père, l’héberge chaque été dans sa résidence pour 10-15 jours. Bruno a alors le bonheur de parcourir Rome à pied dans tous les sens et d’en acquérir une connaissance intime. Il retrouvera Rome, en famille cette fois, lorsqu’à partir de 1997, il dirigera pendant presque six ans la Villa Médicis, l’Académie de France à Rome, résidence d’artistes depuis Louis XIV et, au-delà, phare de l’influence culturelle, donc politique, de notre pays. Ses enfants sont encore jeunes, eux aussi adoptent ce pays. Et voilà qu’il s’apprête maintenant à s’installer à Venise pour y diriger la Fondation François Pinault au Palazzo Grassi et à la Pointe de la Douane.

Deuxième fil, la réflexion stratégique internationale, qui s’empare de son esprit dès ses études, alors que la guerre froide semble reprendre de plus belle, avant que le bloc soviétique ne s’effondre. Bruno se passionne pour ces problématiques, dont il sait bien qu’elles peuvent conditionner tout le reste. A la sortie de l’ENA, il choisit la Cour des Comptes, qui deviendra comme son « camp de base » mais où il ne travaillera que huit ans. Très vite, il occupe au Quai d’Orsay un premier poste dédié aux affaires stratégiques. Puis, lors de la première cohabitation de 1986 à 1988, le premier ministre Jacques Chirac lui confie ces questions à son cabinet. Cinq ans plus tard, lors de la deuxième cohabitation, il reprend le même portefeuille, cette fois auprès d’Alain Juppé, d’abord ministre des Affaires étrangères puis premier ministre après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République. Au Quai d’Orsay, Bruno dirige en parallèle le Centre d’analyse et de prévision, un outil de réflexion au service du ministre. Ce sont des sujets lourds, traités en temps réel, ce qui représente des journées et parfois des nuits très occupées. Bruno vit alors en direct la crise de l’ex-Yougoslavie, qui va beaucoup le marquer, tant par le sentiment d’impuissance lorsque la guerre commence et s’étend que par l’effet produit par l’atrocité de trop, le massacre de Srebrenica, qui va déclencher enfin une réaction ferme et conduire à la fin de la guerre. Le dernier dossier dont il s’occupe au cabinet d’Alain Juppé est celui du passage de l’armée de conscription à l’armée de métier, voulue par Jacques Chirac, un énorme chantier en termes d’organisation. En quittant ce cabinet en 1997, Bruno ne perd pas de vue pour autant les questions stratégiques puisque, dix ans plus tard, il devient président de la Fondation pour la recherche stratégique, un « think tank » à la française, qu’il préside toujours.

Le troisième fil de sa vie, l’action culturelle, à laquelle il a d’ores et déjà consacré vingt-cinq années, s’y est ajouté presque par hasard. Revenu à la Mairie de Paris après son échec à l’élection présidentielle de 1988, Jacques Chirac lui propose de prendre la tête de la Direction des affaires culturelles de la Ville. C’est un défi pour cet homme de 37 ans, sans expérience de gestion ni connaissance de la vie politique municipale. Mais c’est une période exaltante : la municipalité n’a que dix ans, elle est encore jeune. On y respire un air entreprenant, son action bénéficie de moyens soutenus par une ambition politique. Bruno va y rester cinq ans, nouant des relations de qualité avec le milieu culturel et acquérant une vraie compétence dans ce domaine. C’est grâce à cette compétence que, lorsqu’il quitte le cabinet d’Alain Juppé, on lui propose d’aller diriger la Villa Médicis, une proposition que cet amoureux de l’Italie ne pouvait évidemment refuser. Il y fait ses preuves car il va enchaîner ensuite la présidence de deux institutions de la plus haute importance : le Centre Pompidou pendant cinq ans et la Bibliothèque nationale de France (BNF) pendant neuf ans. De lourdes organisations, où la gestion au quotidien ne lui fait pas oublier l’impératif de penser à long terme et d’arrêter des orientations stratégiques : pour ne citer que quelques exemples, développer la stature internationale du Centre Pompidou en recherchant des implantations en Asie ; numériser massivement les collections de « patrimoines partagés » (chinois, persans, ottomans, …) de la BNF, ce qui permet de les partager plus largement. De la culture à l’éducation, il n’y a souvent qu’un pas, ce qui a conduit Bruno à exercer aussi, pendant huit ans, les fonctions de président du Haut Conseil de l’Education, au titre desquelles Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale, lui a remis les insignes d’officier de la Légion d’Honneur en 2008.

Un quatrième fil tisse sa vie depuis très tôt, c’est l’écriture. Son premier roman, « Le gouverneur de Morée », écrit à 30 ans dans une « espèce d’euphorie », était directement issu de séjours marquants pour lui, à Venise, en Grèce. Depuis lors, Bruno a écrit douze autres livres, surtout des romans, et plusieurs inspirés par l’Italie. Je ne peux que vous inviter à les découvrir.

Le dernier fil est le village d’Eygalières, où Bruno est venu pour la première fois en 1979, rejoindre Béatrice de Larouzière, qui allait devenir sa femme. Béatrice, dont les parents Marie (voir son portrait dans cette Galerie) et Alain avaient acheté le Mas Saint-Sixte en 1972 avant de s’établir au Mas de la Brune vingt-deux ans plus tard. Le Mas Saint-Sixte est aujourd’hui devenu le point d’ancrage de Béatrice et Bruno, de leurs enfants et petits-enfants. Il est vrai que, s’il a grandi à Paris, Bruno est depuis toujours familier de la Provence, d’où son père était originaire ; ses parents se sont d’ailleurs mariés à Saint-Tropez. Enfant puis adolescent, il a souvent passé des vacances dans l’une ou l’autre des maisons de la famille, dont une, située face au Massif de la Sainte-Baume, lui laisse des souvenirs très vivaces.

Si sa réserve et sa discrétion peuvent donner une impression d’austérité qu’il compense par l’humour, Bruno Racine est aussi homme de passions vécues avec raison, au premier rang desquelles les arts et l’Italie, qu’il s’apprête à retrouver. Rome-Venise-Rome-Venise, la vie peut être un recommencement avec bonheur.

28 février 2020