Yves Sabouret
Fidèle à ses valeurs
Discrètement assis chaque matin au Café de la Place, Yves Sabouret y lit méthodiquement sa collection de journaux, indifférent au brouhaha ambiant. C’est tout juste s’il jette un coup d’œil vers l’écran de télévision au-dessus du piano. Les habitués le saluent ; on sait plus ou moins confusément qu’il a exercé de hautes responsabilités dans les médias mais on respecte sa réserve. La carrière d’Yves Sabouret est longue et riche d’expériences diverses : 7 ans en cabinet ministériel, 28 ans de mandat électif en tant que maire, 28 ans de direction d’entreprise, un engagement associatif qui culmine avec la présidence de la Fondation de France. La liste n’est pas exhaustive et les chiffres se cumulent, ils ne s’additionnent pas : Yves Sabouret s’est souvent acquitté de plusieurs missions en même temps.
S’il faut chercher un point fixe dans la diversité de ses engagements professionnels, c’est sans nul doute du côté de son intérêt pour les relations sociales qu’on le trouvera. Très jeune il a adhéré au PSU de Michel Rocard, très tôt il a travaillé avec Jacques Delors. Et quand il décide de rejoindre Jean-Luc Lagardère, ce sont pour beaucoup ses aptitudes de négociateur qui vont être mises à contribution. Tout son parcours aura été marqué par la force de conviction, le sens du devoir et la fidélité aux personnes qu’il a « servies » et à sa propre sensibilité.
Avec une famille majoritairement engagée au service de l’Etat, le sens du devoir figurait sans doute dans ses gènes : un père ingénieur qui a « fait » les deux guerres, un grand-père général d’armée, deux autres généraux à la génération d’Yves, … Lui-même, au moment de remplir ses obligations militaires, choisit d’aller sur le terrain, en Algérie, où il restera 18 mois, échappant à la mort une fois au moins. Ce sens du devoir, il va le retrouver auprès des personnalités qu’il a côtoyées dans le monde politique entre 1968 et 1975. Sa brève rencontre avec le général de Gaulle, alors qu’il était jeune stagiaire à la préfecture du Lot, vaut d’être mentionnée, un peu comme celle avec le président Mitterrand, venu rendre visite à la commune dont Yves était maire. Il côtoie les présidents Pompidou et Giscard d’Estaing, mais ce sont d’autres personnes qui vont le marquer. Joseph Fontanet, homme austère et rigoureux dont Yves dirige le cabinet alors qu’il était ministre du travail. Jacques Delors, universellement connu pour son engagement social et européen, auquel Yves succède comme conseiller pour les affaires sociales au cabinet du Premier ministre. Pierre Messmer, ce Premier ministre qu’Yves sert pendant deux ans, peu populaire car peu « glamour » et dénué d’humour mais homme de devoir, loyal et fidèle, ouvert aux innovations. Françoise Giroud, secrétaire d’Etat à la Condition féminine, dont Yves dirige le cabinet pendant un an, passionnée, déterminée, maîtresse d’elle-même. René Pleven enfin, un centriste conservateur à l’anglaise, longtemps député des Côtes-du-Nord, qui voulait faire d’Yves son suppléant mais qui est battu aux élections de 1973, mettant ainsi un terme précoce aux possibles ambitions politiques de son poulain. Celui-ci a « servi » toutes ces personnalités : une expression qui semble un peu surannée mais qui correspond à l’engagement qu’il vit au sein de ces cabinets, avec énormément de travail, une pression permanente qui nécessite une grande proximité et forge des liens durables.
Et Jean-Luc Lagardère. Une relation d’homme à homme, entamée d’ailleurs sur les courts de tennis. Yves travaille avec lui, voire « pour » lui pendant 28 ans, jusqu’à son brusque décès à 75 ans suite à une opération banale. Lagardère, un homme charismatique, visionnaire, homme de beaucoup de succès et de peu d’échecs, à l’origine directe de l’extraordinaire succès d’Airbus, devenu en quelques décennies le concurrent direct de Boeing. L’homme qui, à partir de la PME Matra et d’Europe 1, l’une des premières radios « périphériques » de l’époque, a constitué un groupe industriel de haute technologie et un empire multiple.
Yves a été fidèle à ces personnalités qui ont été ses chefs. Fidèle aussi au sens du service public qui l’a poussé à passer le concours de l’ENA, d’où il est sorti « major » de sa promotion. Certes, il a ensuite travaillé pour un groupe privé pendant trente ans, mais compte tenu des responsabilités qui ont été les siennes, il a le sentiment de n’avoir pas « tourné casaque ». Fidèle à son engagement local et régional. Elu à 31 ans maire de Saint-Cast (prononcer « Saint-Ka »), où sa famille avait une maison depuis deux générations et que lui pratiquait depuis tout petit, en dépit de sa charge de travail et d’une famille de trois enfants – de son premier mariage -, il vient régulièrement chaque semaine assumer les devoirs de sa charge, pendant 28 ans. Conseiller général pendant 19 ans, il exprime aussi sa fidélité à sa région d’adoption en présidant pendant 20 ans la Société de Développement Régional de Bretagne, organisme de financement des entreprises régionales, nombreuses et dynamiques dans cette région.
Le sens du devoir, c’est aussi accepter et conduire la mission qu’on s’est vu confier, quelles qu’en soient les difficultés. De 1967 à 1990, c’est une « période bénie » : les cabinets ministériels avec le sentiment de participer à une action collective sur des enjeux d’intérêt majeur ; les cinq premières années dans le Groupe Lagardère (qui ne s’appelait pas encore ainsi), comme adjoint du patron ; puis neuf années à la tête du groupe d’édition Hachette acquis par Lagardère en 1980. Ce groupe avait besoin d’être redressé, Yves y parvient rapidement. Il se crée des amitiés dans le monde de la culture écrite et acquiert une réputation de compétence en réduisant les coûts sans toucher à la qualité ni à la sacro-sainte indépendance éditoriale des directeurs de collection.
Puis commence la période des missions impossibles. Lagardère, entrepreneur jusqu’au bout des ongles, passionné de défis, rêve d’ajouter une chaîne de télévision à son empire, au nom de la « convergence » entre médias. Il échoue à emporter TF1 mais saute en 1990 sur l’occasion de devenir opérateur de « La Cinq », une chaîne gérée par les groupes de Robert Hersant et Berlusconi. Il se lance et en confie les rênes à Yves Sabouret. Las, entre une situation de départ très dégradée, des cartes à moitié pipées par l’opérateur précédent, des contraintes de programme incompatibles avec un redressement, la mission se révèle véritablement impossible et Yves doit déposer le bilan à peine plus d’un an après sa nomination. Cet épisode très court par rapport à toute sa vie lui laisse un sentiment d’amertume, renforcé par tout le battage médiatique qui l’a accompagné. Après un intermède de deux ans, il se voit confier une mission (un peu moins) impossible : gérer les Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. Ce système très français, créé après la guerre, assure la distribution de toute la presse quotidienne parisienne et d’une partie des magazines. Il est économiquement peu efficace mais, face à un syndicat tout-puissant, ses acteurs ne parviennent pas à le changer. Bien que minoritaire au capital, Hachette en est l’opérateur. Yves va rester dix ans à sa tête, parvenant à des améliorations dans un climat pesant qu’il a de plus en plus de mal à supporter. En 2003, Yves a 67 ans ; après la mort brutale de Jean-Luc Lagardère, il passe le relais.
Sa carrière professionnelle va se poursuivre dans un cadre apaisé. De 2003 à 2010, il est administrateur puis président de la Fondation de France, organisme privé qui « chapeaute » plus de 700 fondations et gère près de 2 milliards d’euros provenant de 400 000 donateurs. Ce sont pour Yves « les années les plus réjouissantes » de sa vie ; c’est pendant cette période qu’il est fait commandeur de la Légion d’honneur, une distinction dont ses parents et grands-parents auraient certainement été fiers pour lui, même s’il se garde d’en faire état.
C’est sur le tard qu’après des décennies de vie parisienne et bretonne, attiré par le soleil et le cadre de vie, Yves Sabouret s’est établi à Eygalières, où il est parfaitement heureux, jetant un regard serein sur sa vie tout en restant ouvert sur le monde, notamment grâce aux six enfants de sa famille recomposée.
22 février 2019