Eygalieres galerie de portraits

Denis et Pierrette Perrot

Le temps suspendu

Avec son regard malicieux, parfois moqueur, qui traduit un bel appétit de vivre, Denis Perrot semble défier le temps ; son épouse Pierrette n’est pas en reste. C’est à croire que leurs 95 et 90 ans leur ont insufflé énergie et résilience, et surtout la capacité de porter sur le monde qui les entoure un regard où l’inévitable nostalgie n’empêche pas de prendre les choses du bon côté. Entrez dans le mas qu’ils habitent route de Sounègues, entamez la conversation avec eux, et aussitôt le temps revêt une autre dimension, comme s’il s’y écoulait plus lentement ou même comme s’il était suspendu. Tout est là pour mêler le passé au présent, à commencer par le mas lui-même, ce mas dont certaines parties datent du XVIe siècle et où Pierrette a vu le jour. Ce couple forgé il y a plus de soixante-dix ans a vécu une vie bien remplie, pleinement ancrée dans le terroir provençal, là où sont leurs racines, partie intégrante de leur personnalité.

Si Denis et Pierrette sont tous deux nés à Eygalières, leurs ancêtres ont vécu dans tout le pays d’Arles. Saint-Rémy-de-Provence, Eyragues, Mouriès, Arles, pour Denis. Orgon, Tarascon, Mollégès, Châteaurenard pour Pierrette Aubert. Ses grands-parents paternels tiennent une place importante dans son histoire : c’est son grand-père, Théodore Aubert, qui a acheté le mas de Sounègues en 1920, mas où habiteront trois générations : Théodore et sa famille, puis son fils Aimé et sa famille, enfin Pierrette et Denis depuis leur mariage en 1952. Sur une photo qui date de cette même année, Emilie Tempier, l’épouse de Théodore, née à Montpellier, campe une paysanne robuste, femme de courage et de caractère. Tous leurs ancêtres étaient agriculteurs, à l’exception du grand-père paternel de Denis, prénommé Denis lui aussi, qui fut l’un des deux coiffeurs d’Eygalières au début du siècle précédent.

Sans surprise, c’est donc une vie d’agriculteurs qui les attend dès qu’ils auront l’âge de travailler, c’est-à-dire 14 ans. Auparavant, ils sont allés à l’Ecole communale, dont il leur reste de bons souvenirs. Pierrette évoque ainsi son institutrice, Mme Estienne, « une personne droite et qui ne laissait rien passer ». Avec elle, on était sûr d’obtenir le certificat d’études. En effet, Pierrette l’obtient – ce n’était pas le cas de tous les élèves -, quelques années après Denis. A 14 ans, ils sont donc mis au travail à la terre, chacun avec ses parents. Ceux de Denis exploitent des terres en location dans le quartier de Campabé. Ceux de Pierrette sont à proximité du Canal des Alpines, sur des terres dont ils sont propriétaires pour partie, locataires pour une autre. Chez les Aubert, il y a de la vigne, surtout des légumes, à une certaine période des pommiers ; un peu de fourrage pour le mulet. En effet, les outils de travail sont ceux du passé : le mulet, le cheval, la binette. Quelques moutons, quelques chèvres, « juste assez pour vivre libres » ; « on ne roulait pas sur l’or ». Mais la vie était sans surprise. Une des distractions consistait à aller à « la gare » pour voir passer le train à vapeur, sur cette ligne qui allait de Cavaillon à Arles, démantelée peu après la deuxième guerre.

Jeunes adultes, Pierrette et Denis vont danser chaque dimanche au Café du Progrès, comme tous les jeunes à l’époque ; c’est là qu’ils font connaissance. Ils ont 24 et 19 ans lorsqu’ils se marient, et ne se sont plus quittés depuis. Si Pierrette continue à travailler la terre avec ses parents, Denis choisit une trajectoire un peu différente. En effet, à 27 ans, il « part chez les fainéants », selon son expression. Comprenez qu’il est embauché comme cantonnier par les Ponts et Chaussées. Il va y rester vingt-huit ans, jusqu’à l’âge de la retraite, à … 55 ans, âge auquel il retournera à la terre, aux côtés de son épouse et de ses beaux-parents. Dans les faits, son travail de cantonnier diffère peu du précédent : la pelle à la main, refaire le bord des routes ; couper l’herbe à la faux ; pelleter le tout dans un camion et recommencer. Mais quand la journée de travail est terminée, c’est vraiment fini. Salarié du secteur public, Denis a la garantie de l’emploi, mais la paye n’est pas bien grasse : 19 francs le premier mois, soit (selon l’INSEE) l’équivalent en pouvoir d’achat de 45,76 €. Le fameux gel de février 1956, désastreux pour l’agriculture, manque de lui prendre la vie. La veille, il n’avait pas fait froid, donc comme chaque matin, Denis est parti travailler, mais ce jour-là à Sénas. Il faisait – 17°. La terre étant gelée, il était d’ailleurs impossible de la remuer. Surtout, Denis était tout bleu. Par chance, son patron est passé par là et lui a ordonné de rentrer chez lui.

Avant même de réparer le bord des routes, Denis est élu conseiller municipal en 1953. Il a 25 ans. Le maire est alors Gaston Breugne de Valgast, qui aura occupé cette fonction pendant 34 ans au total, en deux périodes entre 1929 et 1969, jusqu’à son décès à 81 ans. C’est lui qui convainc Denis de figurer sur sa liste. Il restera 24 ans au Conseil municipal d’Eygalières, d’abord avec « Breugne » puis avec son successeur le facteur Paul Meynier, dit « Pipoté ». Mais en 1977 leur liste est battue par celle de Félix Pélissier qui, lui, restera en fonctions pendant 31 ans. Denis évoque aujourd’hui la figure à la fois autoritaire et proche des gens de Gaston Breugne de Valgast, ainsi que de plusieurs premiers adjoints dont il conserve un souvenir très positif, comme Simon Florent, père de quinze enfants, le grand-père de Pierre Hem (voir son portrait dans cette Galerie) ou Etienne Veison, le grand-père de Magali Anglada (voir son portrait dans cette Galerie).

La vie de Denis et Pierrette est loin d’être monotone, tous deux savent bien se créer des distractions nombreuses. Dès 16-17 ans, Denis joue au football au sein de l’Union sportive eygaliéroise (USE). Les matches du dimanche ont souvent lieu à l’extérieur ; l’équipe est alors transportée en camion découvert, comme le bétail. Fréquemment, Pierrette va y assister. Chaque année à la Pentecôte, l’USE organise un grand méchoui, où se retrouvent entre 200 et 300 personnes. Cela se passe au « Pous », un terrain aux pied des Alpilles qui appartient à Simon Florent (voir plus haut) et que celui-ci a aménagé en lieu de pique-nique, allant jusqu’à récupérer une partie des pierres qui entouraient la Fontaine de la République lorsque celle-ci a été déplacée du centre de la Grand-Rue, où elle servait à abreuver les chevaux, sur le côté de la rue, là où elle se trouve toujours. Il en a fait une margelle pour le puits du « Pous ».

Plus tard, Denis et Pierrette font une sortie chaque dimanche. « On a pas mal tourné », dit Denis. Ils assistent aux courses camarguaises un peu partout dans la région, participent aux événements traditionnels comme les « Charrettes de la Saint-Eloi » ou aux fêtes votives. Avec bonheur, ils partent régulièrement écouter des concerts, des harmonies à Rognonas, Maillane, jusqu’à Lourmarin. En ces occasions, Denis aime beaucoup faire des photos. Ils ne rechignent pas à partir en voyage, ils sont ainsi allés voir le Puy de Dôme, les Pyrénées, Lourdes, … C’est à Nice qu’ils ont fêté leur 70e anniversaire de mariage. Ils sont même allés en Suisse, rendant visite à plusieurs reprises à des amis originaires d’Yverdon dans le canton de Vaud, voisins de leur mas pendant trente ans.

Pendant toutes ces années, Eygalières a profondément changé ; ils ont bien du mal à y retrouver le village de leur enfance, dont ils se souviennent parfaitement. Eux, finalement, n’ont pas beaucoup changé, ils ont juste quelques années de plus. Mais, nostalgie mise à part, ils gardent un regard positif et plein de bienveillance sur ce monde nouveau. Même si le destin ne leur a pas accordé d’enfants, ils ont vécu une vie bien remplie, ils ont des souvenirs plein la tête et conservent une passion toujours vivace pour leurs chères traditions provençales.

10 août 2023