Marcel Goudet
Une longue vie et trois passions
Au cours de sa déjà longue vie, Marcel Goudet a connu trois passions, bien sûr à des degrés très différents. Ce fut d’abord Coquet, le petit cheval aux côtés duquel il a appris à travailler dès l’âge de 11 ans. Puis, et surtout, son épouse Denise Orange, qui a partagé sa vie pendant soixante-huit ans. Enfin, les voitures, une passion qui l’a pris tout petit et qui est toujours présente. Aujourd’hui âgé de 96 ans, cet homme a entamé sa vie dans un monde qui a complètement disparu et qu’on a même du mal à imaginer. Cette vie, il la poursuit bien ancré dans le nouveau siècle, maîtrisant parfaitement la commande vocale de son téléphone portable grâce à ses petits-fils. S’il doit sans doute sa longévité aux gènes de sa famille, où les hommes ont souvent vécu longtemps, il doit tout le reste à un caractère bien trempé, mélange de volonté et de capacité d’adaptation, qui lui a permis de faire face à toutes sortes de rebondissements, tout en conservant la capacité de voir toujours le bon côté des choses.
Le monde dans lequel il naît est rude, marqué par le souvenir de la Grande Guerre où tant d’hommes de sa famille ont disparu. Son grand-père maternel, Auguste Pélissier, y était mort de la grippe espagnole. Sa mère, Thérèse Pélissier, dernière d’une innombrable fratrie, en portait les stigmates en elle et ne fut pas tendre avec ses quatre enfants, dont Marcel était le plus jeune. Dans ce monde, on est dur à la tâche, on ne se plaint pas et on s’efforce de rester soi-même.
Marcel fréquente l’école du village dès cinq ans, mais il n’y fait pas d’étincelles, il apprend juste à lire-écrire-compter. Aussi, lorsqu’il a 11 ans, ses parents décident qu’il est temps pour lui de se mettre au travail. Que l’école soit obligatoire jusqu’à 14 ans ne semble préoccuper personne, surtout pas Marcel, qui en plaisante : « mon seul diplôme, c’est ancien élève de l’ECE (Ecole communale d’Eygalières) ». Il est mis au travail en même temps que Coquet, un petit cheval qu’on vient d’acheter. C’est avec Coquet que Marcel apprend à travailler ; son frère André lui enseigne comment labourer. Au fond, cet enfant a probablement là son seul confident, ce cheval intelligent, auquel « il ne manquait plus que la parole ». Encore tout ému, Marcel assure : « Ce cheval a été l’amour de ma vie ».
Sa passion pour les voitures éclot dès cette période, mais elle était déjà en germe : tout petit, Marcel s’installait dans une banaste, sur une charrette attelée, et jouait à conduire sa voiture, alors qu’il en circulait encore très peu. Il commence à conduire avant l’âge, mais « avec quelqu’un à côté de lui ». Quand vient le moment de passer le permis – on est en 1945 – le maire arrange les choses à l’avance. On apporte un coq à l’examinateur, qui pose à Marcel deux questions simples, et l’affaire est dans le sac … Deux ans plus tard, c’est le service militaire. Il est affecté au Train des équipages, comme il le souhaitait, et le voici en Forêt Noire pour un an. C’est la première fois qu’il est si loin de chez lui, qui plus est à l’étranger, mais cela ne l’affecte pas. Il s’adonne à la passion de conduire : voitures, camions, motos. N’était un bête accident en fin de parcours, qui le laisse quelques jours dans le coma et lui rallonge son séjour d’un mois, il aurait été pleinement heureux. Ses classes, pourtant, n’ont pas été faciles : on le dresse, sans pitié, comme ses condisciples. « Je dois reconnaître que ça m’a formé », avoue-t-il. « A mon retour, on ne me reconnaissait plus ». Les choses sont plus faciles en famille : le fait est que Marcel n’aimait pas être commandé, il regimbait facilement. Là, « j’avais un peu plus de raison », dit-il.
Il est donc temps de passer aux choses sérieuses. Comme tous les jeunes de son âge, il va au bal. Un jour à Saint-Andiol, ayant emprunté la veste croisée de son père et mis une cravate pour faire sérieux, il rencontre une jeune femme, Denise Orange, qu’il épousera à 23 ans, qui sera la mère de son fils Michel et sa compagne pendant près de soixante-dix ans. La famille de Denise, dont la légende dit qu’elle descendrait des princes d’Orange, est plus aisée que celle de Marcel. Son père, agriculteur à Cabannes, possède un château et une ferme à Aubagne. Celui-ci, ravi de pouvoir disposer de deux bras de plus, accueille chez lui le jeune couple. Bien entendu, pas plus qu’avec ses propres parents, Marcel ne perçoit le moindre sou. Il s’en accommode mais, lorsque sa belle-mère se mêle de lui dire comment faire son travail, son tempérament rebelle reprend le dessus et il part. Avec son épouse, il va faire le gros dos pendant quelques mois, jusqu’à ce que se manifeste une nouvelle opportunité, provenant d’une cousine de Denise qui travaille à Paris, sur le carreau des Halles. L’un et l’autre pourraient être embauchés, et même logés. Sans un sou en poche, ils s’embarquent donc dans un camion qui fait le trajet. Mais à l’arrivée, patatras, on ne sait pourquoi, l’offre ne se concrétise pas. Dans cet environnement nouveau pour eux, il leur faut se retourner. Ayant été élevés à la dure, ils savent faire face. Ainsi, ils vont passer deux années à Paris, à trimer, souvent avec des horaires décalés. Mais Marcel, dont le caractère positif est rarement pris en défaut (sauf quand on lui marche sur les pieds), garde un souvenir émerveillé du Paris du début des années 50 : « Paris était une ville magnifique ».
Deux ans plus tard, son beau-père lui propose d’aller s’occuper de sa ferme à Aubagne et ils repartent dans le Sud. Ils ont des lapins, des poules, mais surtout ils vont enfin commencer à gagner de l’argent : ils saisissent la proximité d’une école de gendarmerie pour proposer aux élèves un service de lavage. C’est beaucoup de travail pour Denise, mais ils peuvent commencer à investir : ils achètent d’abord une truie (il y en aura jusqu’à sept), puis une voiture. C’est une Citroën Rosalie, un modèle lancé vingt ans auparavant qui fait le bonheur de Marcel, lequel livre ainsi ses porcelets au marché d’Aubagne. Ce sont donc des années heureuses, d’autant que le petit Michel est né en 1955. Toutefois, la propriété qu’ils occupent est traversée par un canal, où sont déjà tombés une truie et un cheval. Les parents tremblent pour leur fils. Aussi, lorsqu’en délégation, la famille de Marcel vient lui demander de reprendre le mas familial, ils s’installent à Eygalières. Ce sera une courte expérience ; au bout d’un an, un procès les contraint à partir.
C’est ainsi que commence la dernière, et la plus longue vie professionnelle de Marcel, où il a le bonheur de conduire à satiété. Il a 33 ans lorsqu’il devient le chauffeur d’Aymé Bernard, propriétaire d’une entreprise de salaisons à Peyrolles, au Nord d’Aix-en-Provence. Le couple est logé sur place. Denise va occuper différents emplois dans l’entreprise. Marcel, quant à lui, emmène son patron un peu partout, jusqu’en Espagne, au volant de plusieurs DS et même d’une belle Oldsmobile. Son patron l’apprécie beaucoup pour sa réactivité et pour sa conduite : « Goudet fait corps avec la voiture », disait-il. Ce sont de longues et bonnes années, où Marcel prend plaisir à vivre entre deux mentalités : avec le patron, il était entouré de gens riches ; dans sa vie personnelle, il était avec les ouvriers. « Ca m’a beaucoup enrichi », affirme-t-il. Denise prend sa retraite à 55 ans, Marcel à 60 : il travaillait depuis 49 ans, mais il n’a pas dû beaucoup cotiser dans sa jeunesse.
C’était il y a trente-six ans. Leur fils s’étant marié à Aix, Marcel et Denise vont s’installer chez lui, où ils aident à tenir le ménage et le jardin, jusqu’à ce que le couple se sépare. Marcel et Denise vendent alors un mas qu’ils avaient conservé à Cabannes et s’installent dans un appartement à Aix, où Marcel habite toujours. Son épouse est décédée il y a six ans, après quatre années terribles où, atteinte de la maladie d’Alzheimer, Marcel l’a gardée chez eux. Il voit régulièrement son fils Michel et son petit-fils Bastien, qui habitent l’un à Paris, l’autre à Aix, mais moins souvent ses deux autres petits-fils, Lucas et Clément, qui vivent respectivement à Mayotte et à la Réunion.
L’œil vif, l’esprit en éveil, le pas alerte, Marcel Goudet n’en finit pas d’étonner. Il vient de s'acheter une nouvelle voiture afin de continuer à se rendre – entre autres - à Eygalières, pour toujours le village de son cœur, où il lui arrive de pique-niquer seul au bord du canal des Alpines, là où il est né il y a si longtemps.
10 mai 2024