Raymond Salazar
Espagnol mais provençal
Avec sa fine moustache, son sourire légèrement ironique, ses tee-shirts humoristiques et parfois provocateurs, Raymond Salazar fait partie de notre paysage familier, tout en cultivant sans excès sa différence. Toutes les raisons sont là pour qu’il soit connu. Voici plus de trente ans qu’il exerce dans le village son métier de ramoneur, plombier-chauffagiste. Avec persévérance, il a mis sa capacité d’initiative au service de l’animation du village, aux côtés de sa femme Nadine. Tout aussi provençal que ses concitoyens, sans aucun doute, il n’est cependant pas Français : né en Espagne il y a 64 ans, Raymond a gardé sa nationalité de naissance et conservé un attachement profond à ce pays.
Y a-t-il un lien entre sa personnalité et celle de sa région d’origine ? C’est que l’Espagne de Raymond n’est pas celle des plages, de la chaleur et du soleil. C’est un pays rude, dans le Nord et les montagnes, la province de León à la frontière des Asturies. Dans son village natal, Villablino, pourtant situé à la même latitude que Bastia, il neige parfois au mois d’août. C’est une région de mines de charbon, dont le père de Raymond, qui était menuisier, fournissait les charpentes des galeries. C’est aussi une région celte, où on joue de la cornemuse et où on boit du cidre. C’est enfin une région qui engendre des personnalités fortes, cultivant leur différence, y compris sur le plan politique. D’ailleurs, les grands-parents de Raymond ont choisi de partir en Argentine pour fuir Franco, même s’ils sont revenus par la suite. Mais c’est la dureté de la vie, et rien d’autre, qui a conduit ses parents à s’établir en France. Grâce à son beau-frère déjà présent à Cabannes, son père y a trouvé un emploi ; le reste de la famille l’a rejoint l’année suivante, Raymond âgé de quatre ans, sa mère et trois autres enfants. Il était encore tout jeune mais garde un souvenir intense de ce très long voyage : départ du village en charrette, voyage en car jusqu’à la gare de León, puis de nombreuses heures dans le couloir du train, avec plusieurs changements, pour arriver enfin à Cabannes, où Raymond va entamer sa vie française, d’emblée soumis au bizutage de ses tout jeunes camarades, lui qui ne parle pas français.
Pendant toute sa vie, l’Espagne va rester très présente. D’ailleurs, ses parents sont retournés s’y établir ; il le dit plaisamment : « ils m’ont attaché à un arbre et ils sont repartis ». Est-ce un hasard si, à vingt ans, il fait la connaissance de Nadine Monllor, jeune femme d’origine espagnole comme lui-même bien qu’italienne du côté maternel ? Dans la famille de Nadine aussi, on sait s’opposer : ses ancêtres ont fui Franco d’un côté, Mussolini de l’autre. Deux ans plus tard, ils se marient puis donnent naissance à leurs deux fils, Romain et Damien, qui leur donneront six petits-enfants. Pour la famille, l’Espagne est un lieu de vacances privilégié, mais Nadine avoue préfèrer l’Andalousie ensoleillée au Nord rigoureux.
L’Espagne, c’est aussi une aventure entrepreneuriale commune. Enfant, Raymond observait comment sa mère cuisinait et il y a pris goût. Constatant un intérêt pour la cuisine espagnole, il est tenté puis se lance, alors qu’il a 40 ans. Avec Nadine, après avoir vécu plus de quinze ans à Saint-Rémy-de-Provence, ils se sont installés depuis peu à Eygalières, dans la Zone d’activités du quartier de la Gare. C’est là qu’ils habitent, c’est là que Raymond a son atelier de plombier. Et c’est là qu’ils ouvrent un restaurant, nommé d’abord « L’atelier » puis « Restaurant tapas ». Bien que le lieu soit un peu à l’écart de la circulation, le bouche-à-oreille fonctionne et le succès est au rendez-vous. Au début, Raymond fait lui-même la cuisine mais les clients se plaignent de ne pas le voir ; il passe alors en salle. En régime de croisière, ils sont cinq à y travailler. C’est tout-de-même une gageure car Raymond poursuit son activité de plombier. A la pause de midi, il est au restaurant ; le soir après sa journée de travail, il y est aussi. Beaucoup ne résisteraient pas à semblable rythme. Les années passent mais, lorsque la cuisinière qu’ils ont embauchée déclare qu’elle va retourner à Marseille, ils baissent les bras ; ils auront tenu dix ans. Dix ans de bonheurs mais dix ans bien fatigants.
Car, ne l’oublions pas, Raymond est d’abord plombier. Il est arrivé dans ce métier un peu par hasard, comme souvent dans la vie. Après Cabannes, ses parents se sont installés au Pontet, dans la banlieue d’Avignon. C’est là qu’il accomplit l’essentiel de sa scolarité. A 15 ans, c’est l’âge de quitter l’école – il n’est pas question, bien entendu, de faire des études. Raymond évolue avec une bande de copains qui ne plaisent pas trop à ses parents : il dit lui-même que plusieurs d’entre eux feront de la prison un peu plus tard. Ses parents estiment donc urgent de l’envoyer ailleurs. Il se trouve que sa sœur aînée a épousé Gérard Wallerand, peintre en bâtiments à Eygalières ; elle va l’héberger et lui évitera ainsi de « mal tourner ». Raymond rêve de devenir peintre en lettres mais il ne trouve pas d’emploi d’apprenti dans ce métier. Alors, il fait son apprentissage chez Pierre Deri, le ramoneur-plombier du village. Par la suite, il trouve à s’embaucher comme chauffagiste dans l’entreprise de serres Richel, puis chez Gaillardet, plombier-chauffagiste à Cabannes. Il va y rester dix ans. C’est l’époque à laquelle il épouse Nadine. Puis, à 31 ans, Raymond décide de se mettre « à son compte ». Et, bien que retraité depuis cinq ans, il travaille aujourd’hui encore « à son compte ». Ce sont 33 années au cours desquelles son métier a connu un bouleversement total. L’activité de ramonage s’est peu à peu étiolée. Les chantiers de construction ex-nihilo ou de transformation se sont multipliés. Les techniques de chauffage se sont diversifiées, complexifiées, réglementées, notamment avec l’arrivée des pompes à chaleur et le déclin des énergies fossiles. Au cours de ces années, il a mis ses connaissances à niveau grâce à de nombreux stages de formation, mais au fond, Raymond est plutôt satisfait de réduire aujourd’hui son activité à l’orée d’un monde nouveau qui aurait exigé de lui de nouveaux investissements.
A propos d’investissement, Raymond a consacré beaucoup d’énergie dans l’animation du village, aux côtés de Nadine. On peut y ranger le football, auquel il a joué jusqu’à 55 ans, comme vétéran. D’ailleurs, pendant plusieurs années les vétérans ont pris l’habitude de venir dîner chez lui le vendredi soir : la soirée s’achevait à 4 heures du matin ! C’est justement pour les vétérans que Nadine, lui-même et deux autres couples inventent et montent la paella annuelle, qui se tient le 13 juillet dans la rue de la République et réunit plusieurs centaines de participants. Pour le premier soir de la Saint-Laurent, la fête votive en août, là aussi à plusieurs, ils créent la sardinade, à base de sardines grillées. Puis pour la Banaste, l’association des commerçants et artisans, toujours à plusieurs, ils initient la parade de Noël, accompagnée du vin chaud, une manifestation devenue traditionnelle, qui a commencé avec juste un âne et une charrette, et qui a maintenant une tout autre ampleur. A chaque fois, ils sont les catalyseurs d’un petit groupe qui lance une idée et la réalise avant qu’elle ne se pérennise.
Mais ce dont ils sont le plus fiers dans ce domaine a été mis en œuvre dans leur quartier, la Zone d’activité (Z.A.), beaucoup plus entrepreneuriale que résidentielle. Pour en faire occasionnellement un lieu de réjouissances, ils organisent autour de leur maison la « festinette », qui se tiendra trois années de suite avant d’être reprise à son compte par la Banaste. La festinette annuelle réunit jusqu’à 500 personnes, qui viennent toutes du village. On y propose bien sûr les tapas de Raymond, mais il y aussi un orchestre, une buvette, des pizzas, du saumon. C’est un grand succès, qui repose cependant sur leurs seules épaules, lesquelles avec le temps finissent par se fatiguer. Toutefois, ce sens du dévouement à la cause commune ne reste pas inaperçu. C’est ainsi que Raymond est appelé sur la liste de Patrick Ellena aux élections municipales de 2008, qui sera cependant battue par celle de René Fontès.
Retraité mais toujours actif, joueur de belote le samedi matin, aimant plaisanter en affichant des tee-shirts humoristiques dont il a une belle collection, Raymond Salazar ne passe pas inaperçu sans pour autant occuper le devant de la scène. C’est comme une leçon d’équilibre qu’il tiendrait de sa double appartenance affective.
6 mai 2022