Eygalieres galerie de portraits

Yves et Dominique Barriol

Une vie consacrée au travail

Les deux pieds bien ancrés dans la terre, Yves et Dominique Barriol incarnent un monde qui a disparu, un monde paysan dans lequel tout était centré sur l’exigeant travail de la terre, un monde dans lequel le temps personnel existait à peine. Comme leurs ancêtres avant eux, ils y ont consacré toute leur vie, dans des conditions heureusement moins rudes que pour ces derniers. Une vie de labeur, exigeant constance et disponibilité, mais une vie qu’ils voient comme heureuse. Ce sont les parents de Dominique, immigrés du Piémont, qui ont fait que le couple s’est installé à Eygalières, bien qu’Yves soit originaire d’Eyragues, à une dizaine de kilomètres d’ici. Dominique, pourtant très attachée à ses racines piémontaises, est une Eygaliéroise inconditionnelle, incapable d’imaginer qu’elle aurait pu vivre ailleurs.

C’est l’histoire d’une vie sans histoires, comme une longue ligne droite : l’un et l’autre ont commencé à travailler aux champs, avec leurs parents, en 1963. Ils sont à la retraite depuis « deux ou trois ans ». Si l’on calcule bien, cela représente cinquante-sept ou cinquante-huit années de travail ! Dominique naît au Mas de Chabaud où habitent alors ses parents. Elle fréquente l’école communale d’Eygalières, qui ne la passionne pas. En revanche, dit-elle, elle fait « beaucoup de mauvais tours » : elle fait rire ses camarades, parfois aux dépens des maîtres. En tout cas, à 14 ans elle est au travail, comme beaucoup d’enfants de sa génération. Cela ne la dérange pas, pour elle les choses sont ainsi. Quelques années plus tard, un 30 octobre, elle fait la connaissance à la foire de Châteaurenard d’un beau jeune homme, fils d’agriculteurs comme elle, qui a deux ans de plus qu’elle et habite à Eyragues. Yves Barriol est travailleur, sérieux, ouvert mais réservé. Il a été mis au travail à 16 ans. Les deux jeunes gens se plaisent, mais Yves doit d’abord partir au service militaire. Affecté à Briançon dans les chasseurs alpins, il lui faut apprendre à vivre à skis, lui qui n’a jamais chaussé de skis. Mais il s’en sort bien et conserve un excellent souvenir de ces seize mois en montagne, qui d’ailleurs ouvrent son regard sur d’autres avenirs possibles que le métier d’agriculteur. Il dit aujourd’hui : « comme j’avais fait mon service militaire, ça ne m’aurait pas gêné de ne pas faire paysan ». Mais l’amour est là et il va déterminer son avenir. Yves revenu à la vie civile, les jeunes gens se marient en 1968. Yves a presque 21 ans, Dominique en a 19.

Déterminer son avenir : Dominique, en effet, a des idées arrêtées, elle veut vivre à Eygalières et nulle part ailleurs. Yves, bon prince, accepte de vivre avec son épouse à côté de ses beaux-parents, ce qu’il ne regrettera jamais. Il est vrai que ceux-ci leur mettent le pied à l’étrier. Qui sont-ils donc ? Bartolomeo Pacchiodo est né au Piémont, dans le village montagnard de Sanfront, au pied du mont Viso, en haut de la vallée du Po. Il a quatre frères et sœurs, il n’est pas l’aîné, il n’y a donc pas de travail pour lui. Aussi, comme beaucoup, il émigre en France, juste avant ou au tout début de la guerre. Il est d’abord vacher près de Bordeaux, d’où le STO le déporte en Allemagne, dans une usine sidérurgique. A son retour, il est à nouveau vacher, cette fois-ci à Larose, près de Marseille. L’un de ses amis habite à Saint-Andiol et lui confie qu’on peut exploiter des terres dans les environs. C’est ainsi qu’il arrive à Eygalières, où il loue des terres, qu’il travaille « à demi » : le propriétaire et lui se partagent la récolte par moitié. Ce système, il le pratiquera longtemps, avec son épouse, avant de devenir lui-même propriétaire. En 1946, il retourne dans le Piémont, chez ses parents. C’est là qu’il fait la connaissance d’une jeune fille, vachère chez son père, de seize ans plus jeune que lui : Maddalena et lui se marient, il l’emmène à Eygalières, où ils vivront toute leur vie, lui jusqu’à 89 ans, elle jusqu’à 93. Ce sont des travailleurs acharnés, économes, prévoyants, généreux avec leurs deux enfants. Ils sont bien insérés ; Barthélémy, surnommé Bartali, fait la course cycliste lors de la Fête votive. Madeleine a fait venir son frère, Antoine Miretti. Lui aussi s’intègre bien, on le connaît comme un bon vivant aimant jouer aux cartes, à la pétanque, galéger au bar avec ses amis, parmi lesquels Félix Pélissier, longtemps maire du village.

Barthélémy et Madeleine vont beaucoup aider le jeune couple qui démarre dans la vie. Ils leur louent des terres, font construire pour eux une maison à côté de la leur, à la « gare » de Mollégès. Chacun a son exploitation, mais ils s’épaulent. Quand Barthélémy cessera progressivement de travailler, il deviendra le baby-sitter de ses petits-enfants sous le grand platane de la cour. Et lorsque Madeleine perdra son autonomie, sa fille s’occupera d’elle jusqu’à son décès, il y a trois ans.

Deux enfants naissent, Nicolas et Nathalie. Deux enfants que le couple élève à la mode ancienne : avec des journées de travail de quatorze heures à la belle saison, il n’y a pas d’autre solution que de les prendre avec soi et de les laisser « au bout des terres ». Lorsque le temps en sera venu, ils choisiront un autre chemin que leurs parents, un choix que ceux-ci comprennent parfaitement compte tenu de ce qu’est devenu le métier d’agriculteur, mais qui a été un crève-cœur pour Yves lorsque, retraité, il a dû vendre ses serres et ses équipements. Nicolas est aujourd’hui professeur de maths à Cavaillon et Nathalie institutrice de maternelle à l’école d’Eygalières.

Au cours de toutes ces années de vie active, Yves et Dominique ne font que travailler, presque sans temps libre. Tout au plus font-ils régulièrement un séjour d’une semaine au grand maximum dans le Piémont, dans la famille de Dominique. En effet, bien que « eygaliérisée », celle-ci n’a pas tourné le dos à ses racines piémontaises, tout au contraire. Lorsqu’elle était enfant, ses parents l’y emmenaient ; elle a noué des liens affectifs avec cousins et cousines et appris le dialecte piémontais – mais pas l’italien. Une fois mariée, elle y a naturellement emmené son mari, qui s’est pris d’affection pour cette région, à condition de n’y séjourner que l’été : « c’est très beau là-bas, mais l’hiver il y a le brouillard et le froid ». Yves a même appris des rudiments de piémontais. Encore aujourd’hui, ils y retournent, notamment pour des cousinades.

Cela dit, pour eux et surtout pour Dominique, le centre du monde, c’est Eygalières, il n’y a pas de doute. Aussi leur vie de retraités est-elle consacrée en partie au village : Dominique a siégé au conseil d’administration de l’ADMR - cette association qui fournit des services à la personne à domicile -, à celle des Donneurs de sang. Pendant de nombreuses années, elle a participé à la chorale de la paroisse. Elle est aujourd’hui bénévole pour l’Association du Bel Age. Yves est présent, lui aussi, mais il « donne un coup de main » à l’occasion des réunions. Tous deux sont toujours actifs, incapables de ne rien faire : « le canapé, ce n’est pas notre affaire ». Yves s’occupe de son verger d’oliviers et cultive son jardin, hélas dévasté par les lapins. Il en prend son parti : il n’est pas chasseur, alors « les lapins savent que je ne leur ferai pas de mal, ils s’en donnent à cœur joie ». Le temps disponible, qu’ils ont découvert, leur permet aussi de rendre visite à leurs nombreux amis, avec lesquels ils font souvent de « grands repas ». C’est Dominique qui cuisine, toujours en trop grande quantité, ce qui fait le bonheur de leurs enfants et de leurs quatre petits-enfants, dont ils se sont beaucoup occupés lorsqu’ils étaient petits, peut-être pour compenser ce temps qu’ils n’ont pu donner à leurs propres enfants.

Yves et Dominique Barriol ne sont certes pas au bout de leur chemin, ils sont toujours très actifs. Lorsqu’ils se retournent sur leur passé, ils mesurent à quel point il a été monopolisé par le travail, mais « nous avons été élevés comme ça », dit Dominique, et « nous avons été heureux ». Le bonheur au quotidien, hier comme aujourd’hui.

12 janvier 2024