Julie Scolnik
La musique en partage
Le mois prochain, Julie Scolnik, flûtiste de renom aux Etats-Unis et à l’étranger, offrira pour la quatorzième fois un concert gratuit aux habitants d’Eygalières. Cette Américaine francophone et francophile, imprégnée de musique depuis l’enfance, a découvert notre pays lorsqu’elle était étudiante. Avec son mari Michael Brower, elle a acheté il y a quinze ans une maison à Eygalières, et ils reviennent régulièrement dans notre village. Volontaire et sensible, travailleuse, imaginative, spontanée, Julie est par-dessus tout attachée à partager l’amour qu’elle porte à la musique : afin d’élargir ses publics, elle veut extraire la musique des carcans un peu formels dans lesquels elle est trop souvent enfermée. C’est pourquoi elle a créé à Boston son propre ensemble de chambre, « Mistral Music ». Mais l’histoire personnelle de Julie Scolnik est aussi d’avoir surmonté un cancer du sein il y a une quinzaine d’années, et cet épisode majeur de son histoire l’a menée sur des chemins nouveaux.
En premier lieu, elle a conçu et organisé elle-même trois concerts symphoniques au profit des personnes défavorisées atteintes par un cancer du sein. C’est avec une certaine fierté, à l’égard de la cause pour laquelle elle s’est engagée, tant comme instrumentiste aux côtés de musiciens réputés que comme organisatrice, qu’elle évoque ces événements : en décembre 2010, un orchestre composé tout spécialement par Julie a joué à Boston sous la direction du célèbre chef britannique Simon Rattle ; un deuxième concert s’est tenu à l’Hôtel de Ville de Paris en mai 2014 sous la baguette de Marc Coppey, puis un troisième, de nouveau à Boston avec Simon Rattle, en novembre 2019.
Leurs parents auraient-ils programmé Julie et ses deux sœurs pour être mélomanes ? Leur père, Louis Scolnik, a joué du saxophone toute sa vie, et encore aujourd’hui, à 98 ans. Mais c’était avant tout un éminent juriste, avocat puis juge, nommé au sommet de sa carrière à la Cour suprême de l’Etat du Maine. Si programmation il y a eu lieu, elle est due à leur mère, Paula, qui a fait en sorte que ses trois filles baignent dans la musique. Un fond sonore permanent de musique classique et de « musical » est ainsi devenu « la bande-son de notre enfance », comme le dit Julie. Deux d’entre elles en effet sont devenues musiciennes professionnelles. Si l’on remonte à la génération précédente, l’histoire n’était pourtant pas écrite d’avance : les grands-parents de Julie, juifs persécutés, ont fui leur Ukraine natale pour émigrer aux Etats-Unis, sans doute autour du moment de la révolution russe. Le grand-père maternel, Meyer Revitz, arrivé sans le sou, sans instruction, baragouinant l’anglais, a cependant réussi sa vie en vendant, parmi d’autres choses, des bas en soie, introuvables à l’époque. Il s’est retrouvé propriétaire d’un grand hôtel à Washington, où Julie et ses sœurs jouaient à cache-cache. Un destin incroyable pour un immigré comme lui.
C’est à 13 ans qu’elle s’est déterminée : elle sera flûtiste. Trois étés de suite, elle participe à un « camp de musique » dans les bois, où les élèves s’immergent dans la musique qu’ils jouent et qu’ils entendent, réveillés chaque matin au son de mouvements de symphonies ou de musique de chambre. A 15 ans, Julie part étudier dans un internat d’excellence à Exeter, dans le New Hampshire, où elle peut jouer, chanter dans un chœur, en compagnie d’élèves qui viennent du monde entier et de toutes origines sociales. Cette ouverture sur le monde extérieur, elle va lui donner un tour concret lorsqu’à 17 ans elle participe à Nice à « l’Académie internationale d’été », où de véritables stars dispensent des cours à de jeunes élèves. Julie est éblouie tant par la beauté exubérante du vieux Nice que par la qualité de ces étoiles que sont Jean-Pierre Rampal, Maxence Larrieu et bien d’autres. Aussi, trois ans plus tard vient-elle passer une année à Paris pour étudier avec Maxence Larrieu. De ce séjour parisien à 20 ans, elle va rester durablement marquée, amoureuse pour toujours de la France, d’autant plus qu’à Paris elle noue une idylle avec un de nos compatriotes, idylle qu’elle raconte dans un livre à paraître en octobre prochain (« Paris Blue », Koehler Books, en langue anglaise).
Mais ce qui compte vraiment pour elle c’est que, une dizaine d’années plus tard, la main du destin la conduit, devant un kiosque à journaux de Cambridge, la ville de Harvard, à faire la connaissance de Michael Brower, qui deviendra son mari et le père de sa fille Sophie et de son fils Sasha. Brillant physicien, Michael créera plus tard une entreprise mondiale de logiciels et de conseil dans le domaine des énergies renouvelables. Être de raison aux pieds bien posés sur terre, il est le contrepoint et le complément de Julie, son discret assistant en toutes choses, celui qui sait quand et comment intervenir lorsque l’imagination ou l’exubérance de sa femme pourraient la conduire trop loin. Son ange gardien, en quelque sorte.
C’est avec Michael, qui lui aussi est épris de la France et parle français, qu’à l’été 2006, elle parcourt la Provence : le traitement contre le cancer terminé, tous deux ont décidé de ne plus perdre de temps pour faire ce qui leur tient à cœur. Ils découvrent alors Eygalières et tombent immédiatement sous le charme, au point de se décider en quelques mois à acheter une petite maison alors en vente, dans le bas de la rue du docteur Roque. Dès 2007, Julie offrira chaque été un concert au village (sauf en 2020, à cause de la pandémie), d’abord dans l’église paroissiale, puis en plein air sur la petite place des Pago-Tard dans le Vieux Village et cette année pour la première fois à l’Espace Etienne Vatelot. Parfois, ses enfants sont de la partie : en effet, tous deux ont aussi été touchés par le sacrement de la musique. Sophie est pianiste, tandis que Sasha joue du violoncelle et se convertit aujourd’hui à la direction d’orchestre. Peut-être est-ce par fidélité à ce lieu qu’il y a deux ans, Michael et Julie ont acheté une belle maison, juste au-dessous de la place des Pago-Tard, l’ancien hôpital du village, construit au XVIIe siècle et légué à la commune par Henry Vicary, prêtre, à sa mort en 1699.
Depuis qu’elle est adulte, Julie est musicienne professionnelle. Les vingt premières années de sa carrière, comme « free-lance », elle joue à la demande avec tel orchestre symphonique, tel ensemble de chambre, pour une seule représentation ou pour plusieurs. Elle peut ainsi pratiquer un répertoire diversifié et travailler avec des chefs différents. Mais la contrepartie, c’est que sa vie est suspendue aux appels téléphoniques, qu’elle ne peut se permettre de refuser une sollicitation par crainte de ne plus être appelée, et que ses revenus sont en dents de scie. Lorsque Julie atteint la quarantaine, elle change d’orientation. Elle crée « Mistral Music », son propre ensemble de musique de chambre (www.mistralmusic.org). Mistral en hommage à la Provence, mais aussi clin d’œil au vent puisque sa flûte est un instrument « à vent » et que Michael travaille dans l’énergie éolienne. Cet ensemble, elle le veut différent des autres. C’est elle-même qui compose ses programmes en associant des œuvres connues de ses auditeurs à d’autres qu’elle souhaite leur faire découvrir. Elle s’efforce de créer un lien, une interaction avec son public : elle présente et explique les œuvres du programme, elle instaure des séances de questions-réponses entre spectateurs et artistes, elle met le formalisme de côté. Cela fonctionne, très bien même, avec une large adhésion d’abonnés, de passionnés dont beaucoup témoignent sur le site internet de tout ce que la musique de Mistral leur apporte.
Julie Scolnik est intimement convaincue du « pouvoir de transformation de la musique ». Lorsqu’elle s’est battue avec succès contre son cancer, plutôt que de remèdes psycho-médicaux, elle s’est abreuvée de musique ; elle estime que c’est ce qui l’a sauvée. Mais elle est aussi très consciente d’avoir eu beaucoup de chance, constamment soutenue par sa famille, bénéficiant de soins d’une qualité exceptionnelle. C’est pourquoi elle a imaginé ces concerts caritatifs, qu’elle espère pouvoir renouveler. Et c’est son désir permanent de partager qui la rend heureuse de pouvoir offrir chaque année un concert de musique de chambre, la musique de son cœur, aux habitants du village de son cœur.
23 juin 2021