Eygalieres galerie de portraits

John Saul

L'intellectuel engagé

Vous le connaissez, au moins de vue, ce monsieur grand et mince qui vient s’installer le matin au Café de la Place avec son stylo et ses papiers. C’est John Saul. Intellectuel engagé comme il n’y en a plus vraiment en France, présent – par intermittence - à Eygalières depuis plus de 30 ans et citoyen universel, aussi attaché à ses parcelles d’oliviers qu’à la défense de la liberté d’expression, fin connaisseur de l’histoire et des traditions de la Provence et en même temps penseur de ce monde qu’il a parcouru toute sa vie. Si vous voulez connaître un exemple du « glocal », mot-valise constitué de « global » et de « local », John Saul pourrait en être une illustration parfaite : un citoyen canadien, un écrivain qui agit à l’échelle du monde entier tout en étant enraciné dans un ou plusieurs lieux, comme en témoigne son site internet (www.johnralstonsaul.com).

Au commencement était l’écriture. John Saul écrit, c’est sa vocation. Son premier roman, resté impublié, date de l’université. C’est sa thèse de philosophie (PhD) qui va le mettre sur sa trajectoire. Né « canadien anglais » comme on dit en France, il est le fils d’un officier mort très jeune d’un accident cérébral et d’une mère, Beryl Ralston, issue d’une famille écossaise, militaire de père en fils et décimée pendant la guerre. John a commencé ses études à la prestigieuse université McGill à Montréal, où il a appris le français. Pour un jeune homme de sa génération, apprendre le français est une démarche atypique, mais il va faire plus : inscrit – très classiquement – au non moins prestigieux King’s College de Londres, sous l’effet d’une inspiration un peu mystérieuse, il choisit pour sa thèse un sujet qui surprend son entourage : la modernisation de la France sous Charles de Gaulle. Ressortissant d’un pays immense mais peu peuplé, encombré de la proximité du grand voisin du Sud, John Saul – issu d’une famille de militaires - est fasciné par de Gaulle, selon lui « un littéraire, un général de qualité, un homme qui imagine comment équilibrer l’Etat-nation avec l’Europe ». Ce choix initial sera déterminant. C’est à Sciences Po Paris qu’il prépare sa thèse, même s’il revient tous les deux mois à Londres pour échanger avec son professeur. Il interviewe des centaines d’acteurs de la vie publique française, qui vont livrer à ce jeune Canadien confidences et témoignages vivants et « à chaud » puisque de Gaulle vient tout juste de mourir. Il établit ainsi avec la France un rapport de familiarité qui va lui rester et représentera d’ailleurs un lien de plus avec sa future femme Adrienne Clarkson (voir son portrait dans cette Galerie). Notre pays a reconnu cet attachement en le faisant chevalier de l’Ordre des arts et lettres, dont les insignes lui ont été remis en 1996 dans le merveilleux palais art déco quest l’ambassade de France à Ottawa. C’était la première décoration attribuée à John Saul, chez qui l’émotion ressentie à ce moment est restée vivante.

De ce qu’il a appris, il va tirer des éléments qu’il reprendra plus tard dans des essais, ainsi que le thème de son premier roman publié, « Mort d’un général », écrit en parallèle dans les deux langues mais édité en français avant la version anglaise. Même s’il travaille ensuite trois ans à Paris pour une société d’investissement, sa vocation est limpide : il sera écrivain. Jugez-en : il écrira 14 œuvres traduites en 28 langues dans 37 pays. Des romans, mais aussi des essais : John Saul s’attache à « penser le monde » et pour cela prend systématiquement du recul historique et de la hauteur par rapport à ses sujets. Mettre en perspective, associer des faits que les autres ne pensent pas à rapprocher, c’est sa marque de fabrique. Un seul exemple : il met en évidence l’influence de l’enseignement des écoles de guerre, conçu dès la fin du XVIIIè siècle et repris par la suite, sur le management public et privé de nos jours. On peut avoir un aperçu de l’étendue de sa culture et de son mode de raisonnement en lisant son essai magistral « Les bâtards de Voltaire – La dictature de la raison en Occident » (Petite bibliothèque Payot, 2000). Ce livre, publié en version originale en 1992, s’efforce de décrypter l’évolution du monde occidental depuis quatre siècles ; pour cela, John parcourt avec brio 3000 ans de pensée politique, de rapport entre l’individu et la société, de relation entre l’image et la société, … Un décryptage critique voire décapant, au cœur duquel figure sa conviction que le citoyen est, dans la pratique, le grand absent des démocraties occidentales. C’est à Eygalières qu’il a rédigé une grande partie de cet ouvrage (cinq ans de travail). Cinq personnages habitant au village l’y ont aidé en mettant à sa disposition leurs idées et leur bibliothèque, à une époque où l’internet n’existait pas : Charles Galtier, historien et instituteur, Bernard Paul, historien d’art et antiquaire, ainsi que trois Anglais, le poète Steven Spender, le romancier Angus Wilson et le rédacteur en chef littéraire de l’Observer Terence Kilmartin.

Pour lui, penser le monde n’est pas suffisant, il veut mettre sa pensée en action. D’abord comme écrivain, au service de la liberté d’expression, au sein du PEN Club, cette association présente dans 150 pays qui rassemble des « écrivains attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté ». De 1990 à 1992, John est le président du PEN Club canadien. Cette responsabilité, ainsi que son œuvre littéraire, lui valent d’être intronisé en 1999 Compagnon de l’Ordre du Canada, le grade le plus élevé de cet Ordre national. Plus tard, en octobre 2009, il est élu président du PEN International, où il accomplira deux mandats successifs, jusqu’en 2015. Pour nourrir ses livres comme par intérêt personnel, John a beaucoup voyagé à travers le monde, surtout dans le monde en développement : Asie du Sud-Est, Amérique latine, Afrique du Nord. Il connaît bien ces régions et leurs problématiques, auxquelles il est sensible. Bien qu’il soit canadien, ce sont les pays du Tiers-Monde qui ont fait son élection au PEN. Une fois président, il parcourt le monde, notamment dans des pays difficiles, pour défendre avec ses collègues la liberté d’expression, menacée tous les jours : selon John, 850 écrivains sont aujourd’hui en prison dans le monde, et un peu plus de 200 sont tués chaque année. Sans grands moyens (« les mots ont une force extraordinaire ; ils nous tiennent lieu d’armes, de banques, de diplomatie »), il accomplit cette mission bénévole avec une ténacité sans limite.

Lorsqu’en 1999 sa femme Adrienne Clarkson est nommée Gouverneure générale du Canada, John, à ses côtés, met là aussi ses idées en pratique, en particulier celles qui ont rapport avec la citoyenneté. Il est né canadien mais il a aussi beaucoup réfléchi à ce que signifie « être canadien ». Selon lui, le Canada n’est pas une « civilisation neuve » mais un pays où les autochtones ont été dominants ou égaux pendant les 300 premières années. La civilisation canadienne, c’est donc la rencontre entre les Européens et les autochtones, et leur inclusion réciproque, à la différence des Etats-Unis, où ces derniers ont été décimés. Son histoire familiale en est une illustration : du côté paternel, ses ancêtres étaient des « loyalistes de l’Empire » qui à la fin du XVIIIè siècle ont fui les Etats-Unis nouvellement indépendants pour rester fidèles à la Couronne britannique. C’étaient donc des réfugiés, lesquels par la suite ont souvent eux-mêmes épousé des réfugiés, comme John en épousant Adrienne, réfugiée au Canada en provenance de Hongkong à l’âge de trois ans. En tant que « couple vice-royal », Adrienne et John bousculent les traditions, poussant plus loin que d’autres ne l’avaient fait auparavant les limites de ce qu’ils peuvent se permettre de dire et de faire sans s’immiscer dans le jeu politique. Dans leur démarche commune, l’accent est mis sur la responsabilité citoyenne, sur la prise en compte de tout le territoire canadien, sur la proximité à l’égard des gens, plus particulièrement de ceux qui sont en difficulté. En pratique, cela représente des voyages très fréquents, notamment dans l’immense Nord canadien, et des gestes symboliques en faveur des sans-abris, des peuples autochtones. Retournés à la « vie civile », Adrienne et John vont créer l’Institut canadien pour la citoyenneté qu’ils président ensemble toujours aujourd’hui, continuant ainsi à mettre en œuvre leur sens de l’intérêt collectif.

Avec Eygalières, où Adrienne et lui se sont installés en 1985, John entretient une relation profonde et intense. Une relation affective car il aime Eygalières avec ses tripes, si je puis dire. L’atmosphère du village, son ouverture à l’art unique dans la région, la pratique de l’olivade, …. Il est aussi très sensible à l’indépendance d’esprit qui, lui semble-t-il, règne dans ce village et à un esprit citoyen qui lui parle, héritages sans doute de la conquête de son indépendance dans les temps anciens.

2 décembre 2018