Eygalieres galerie de portraits

Martin Katz

Que de cordes à son arc !

Il n’a que la place à traverser pour venir s’installer au café : Martin Katz aime cette ambiance eygaliéroise et offre à chacun un visage souriant et affable. Il a découvert Eygalières il y a près de quarante ans et, avec son épouse Laura Trachuk, il a acheté en 2014 une maison au centre du village, où il séjourne régulièrement. Certes, né à Winnipeg, au milieu des plaines céréalières du Canada, Martin a ses racines bien loin d’ici. Mais très tôt, il a ressenti un intérêt et une attirance pour notre pays, conforté par sa compatriote Adrienne Clarkson, dont on verra le rôle important qu’elle a joué dans sa vie. Sa grande capacité, à la fois affective et intellectuelle, à créer des liens entre des sujets, des idées, des projets différents et a priori éloignés les uns des autres, son esprit positif et imaginatif, ont conduit Martin à mener une carrière professionnelle brillante et éclectique, de l’étude du droit à la production de films, en passant par l’édition et l’informatique.

Né dans une famille juive anglophone dont les aïeuls avaient fui l’Europe orientale, Martin aurait pu conduire sa vie dans le seul monde anglophone. Au lieu de quoi, très tôt imprégné d’un sentiment d’appartenance au bilinguisme canadien, il apprend à parler parfaitement le français, notamment grâce à plusieurs cours d’immersion ; il va passer un DEA dans une université parisienne, puis enseigne la « common law » (droit anglo-saxon) en français à l’université de Moncton, capitale de l’Acadie francophone, et devient pour toute sa vie un francophile. Plus jeune diplômé de l’Ecole de droit de Toronto, brillant juriste, il aurait pu mener une confortable carrière d’avocat, profession qui compte au Canada comme aux Etats-Unis. Au lieu de quoi, après une année dans un cabinet juridique à Toronto et une autre à Moncton comme enseignant, il rejoint à 25 ans Adrienne Clarkson (voir son portrait dans cette Galerie) comme responsable des « droits auxiliaires » dans la maison d’édition McClelland and Stewart. Il avait fait la connaissance d’Adrienne à Paris, elle était alors déléguée générale de l’Ontario en France, lui étudiant à Paris I, et il avait rédigé quelques discours pour elle. Tout cela témoigne des qualités de Martin, outre une vive intelligence, que nul ne saurait lui dénier : curiosité d’esprit, désir de « sortir du cadre », goût pour les défis et confiance dans sa capacité à les relever, une confiance que confirment ses résultats. Ainsi, pendant toute sa vie professionnelle, il sautera d’un métier à l’autre, d’une problématique à l’autre, chaque fois avec succès.

Résumons-la aussi brièvement que possible. Après deux expériences d’une année, comme juriste à Toronto puis enseignant à Moncton, c’est dans la société d’édition McClelland and Stewart – avec Adrienne Clarkson – qu’il choisit d’occuper son premier vrai emploi permanent (Adrienne lui avait téléphoné pour lui demander s’il « voulait faire quelque chose d’intéressant de sa vie »). Là, ce sont ses connaissances juridiques qui sont d’abord sollicitées, mais Martin suit aussi toute l’activité de la maison d’édition. Il nourrit ainsi un goût pour la culture et la communication, qui s’était déjà manifesté lorsqu’à Moncton une petite galerie artistique l’avait choisi comme administrateur. Ce goût ne va cesser de prendre de l’ampleur. Trois ans plus tard en effet, Martin est embauché par CBC (Radio Canada) comme responsable de la négociation des contrats au sein du département de programmation de la radio. Jusqu’alors, celle-ci recourait essentiellement à des programmes élaborés en interne ; elle va faire appel de plus en plus à des prestataires extérieurs. Martin connaît le sujet mais il développe également une compétence en matière de programmation, au point qu’il est souvent invité comme observateur à des discussions entre programmateurs et producteurs, où son avis est pris au sérieux. C’est alors, tout naturellement, qu’Atlantis, une maison de production appelée à grandir, le recrute comme producteur. Il y reste quatre ans, y prend beaucoup de plaisir et d’intérêt, puis passe chez le géant Microsoft. Et pourquoi donc ? Il travaillait alors sur la transposition au cinéma d’une pièce de théâtre moderniste, où plusieurs scènes se déroulaient en même temps en différents lieux d’une maison ; les spectateurs suivaient les comédiens d’une pièce à l’autre, choisissant à chaque fois un lieu plutôt qu’un autre. Martin pressent alors que l’ordinateur personnel serait un support idéal pour ce genre de produit culturel. Voyant les compétences et l’imagination de Martin, 35 ans à cette date, Microsoft lui propose le poste de « producteur exécutif du réseau Microsoft MSN pour le Canada ». C’est l’époque où l’internet pointe son nez et où les acteurs du monde informatique, qui y investissent lourdement, se demandent comment lui donner du contenu. Martin a pour mission de susciter des utilisations d’internet par le grand public avec des jeux, des documentaires, toutes sortes de programmes. Son esprit ouvert, imaginatif et éclectique va y faire merveille, notamment avec deux idées qui ont largement fait leur chemin depuis lors. A l’occasion d’une élection fédérale au Canada, Martin imagine de demander à quelqu’un – en l’occurrence un jeune comédien – de parcourir le pays pour en ramener des propos et surtout des images qui témoigneront, dans un style simple et direct, de la perception que les habitants du pays ont de cette campagne. Chaque jour, cette personne « poste » sur le net ce qu’il a récolté. Le premier « blog » était né. A la même époque, Martin se demande comment inciter les gens, et surtout les jeunes, à envoyer des messages instantanés par internet, un produit qui existait mais restait peu utilisé. Il se dit que ces jeunes apprécieraient de pouvoir dialoguer par ce moyen avec des personnes connues, inaccessibles autrement. Il sollicite alors David Cronenberg, célèbre réalisateur de cinéma, qui va se mettre à disposition des internautes pour répondre à leurs questions par message instantané. Avec le « celebrity chat », le produit est lancé et ne cessera de se développer. Trois ans plus tard, mission accomplie, Microsoft abandonne cette activité, qui lui est devenue inutile, et Martin retrouve son métier de producteur, devenant président de Grosvenor Park Production, une grande maison de production. Puis, à 42 ans, il crée sa propre entreprise, Prospero Pictures, à la tête de laquelle il est toujours, vingt ans après. Il peut enfin mener sa propre barque, mettant à profit ses compétences techniques, son réseau amical et ses goûts, pour faire ce qu’il a envie de faire, et notamment des coproductions internationales pluripartites. Là encore, le succès est au rendez-vous. On trouvera sur internet la longue liste des productions de Prospero. Citons toutefois parmi ses grands succès « Hotel Rwanda » (2004), ainsi que « Spider » (2003), fruit d’une longue collaboration amicale avec le réalisateur David Cronenberg. Je peux ajouter que Martin a été, de 2011 à 2019, président de l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision, l’institution qui décerne les prix canadiens, à l’instar des « César » pour les films français. Et que la France a reconnu sa contribution personnelle aux relations entre son pays et le nôtre en le faisant chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres, dont les insignes lui ont été remis en 2021 par le consul général de France à Toronto.

On imagine bien que cet homme est très occupé, depuis des années. Et cependant, parallèlement à ce brillant parcours, Martin et son épouse Laura Trachuk, avocate et médiatrice en droit du travail, ont entretenu, année après année, un attachement profond à notre village. Au départ, c’est Adrienne Clarkson – encore elle – qui, venant d’acheter sa maison dans notre village, y a invité Martin et le lui a fait découvrir, semant ainsi une petite graine d’amour qui n’a cessé de grandir depuis lors. Laura, sa compagne depuis trente-cinq ans, leurs deux fils Sacha et Noa, et jusqu’à leur petite-fille Frances tout récemment, y ont été initiés l’un après l’autre. Après de nombreux séjours, Martin et Laura ont eu, il y a huit ans, le sentiment de s’y trouver « chez eux ». Ils ont alors voulu acheter un « chez soi » et en quelques jours ont jeté leur dévolu sur une maison en plein cœur du village, qui les remplit de bonheur chaque fois qu’ils y viennent. Martin est heureux d’avoir pu y amener ses parents, aujourd’hui déjà âgés, initialement très étonnés que leur fils ait décidé de mettre un pied stable sur un continent que leurs parents à eux avaient fui. En dépit de leurs activités, Martin et Laura sont souvent dans le village – y compris lorsqu’un tournage est en cours – lors de séjours suffisamment longs pour nourrir leur sentiment de « faire partie du village », ce village qui est aussi devenu le leur.

21 novembre 2022