Eygalieres galerie de portraits

Estelle Diaz

Constance et continuité

Après plusieurs semaines de strict confinement à la Sousto, l’Ehpad d’Eygalières, Estelle Diaz me retrouve à la terrasse de la Brasserie du Progrès, là-même où, au premier étage, elle est née il y a 91 ans. Les liens qui l’attachent à notre village, où elle a vécu une trentaine d’années en plusieurs épisodes, sont nombreux et profonds, bien qu’elle ait fait sa vie à Istres, 40 kilomètres plus au Sud. Menue, d’un abord discret et réservé, mais alerte, attentionnée et positive, Estelle tient sa curiosité toujours en éveil. Souvent, elle a envie de bouger, comme si continuait à l’habiter la passion du bal, partagée toute sa vie avec son mari Joseph, disparu il y a treize ans. Serait-ce aussi une manière de contrebalancer la constance et la continuité qui ont marqué sa vie ?

La continuité s’ancre dans une histoire familiale. Du côté maternel, toute sa famille est d’Eygalières. Le grand-père maternel, Marius Pélisssier, dit « le Noir » (« Lou Négré ») à cause de son teint bronzé, était une figure du village ; un obus lui avait emporté la jambe gauche le jour-même de l’armistice de 1918, et il se déplaçait sur un triporteur actionné par ses bras. Estelle évoque encore d’autres souvenirs d’antan, quand sa grand-mère Marie partait avec la brouette faire la lessive au lavoir de Saint-Sixte puis attendait là-bas, avec les autres ménagères, que sèche le linge étendu sur l’herbe. Ses grands-parents paternels, les Demogue, Estelle ne les a pas connus : évacués de Reims après la guerre, ils habitaient dans le Vieux village, au coin de la Place des Pago-Tard, mais sont décédés alors qu’elle était toute petite. Le père d’Estelle, électricien et maçon, faisait des petits travaux au village et sa mère des ménages mais les revenus de la petite famille - Estelle était enfant unique – s’avéraient très modestes. C’est pourquoi ils sont partis s’installer à Istres en 1937, alors qu’Estelle avait huit ans. Mais c’est bien à Eygalières que celle-ci est née, qu’elle a fréquenté l’école communale du temps du couple Estienne – elle reste pleine d’estime pour Mme Estienne, institutrice qui a profondément marqué cette génération. Sans doute celle-ci serait-elle fière de savoir qu’à 91 ans, lors d’une animation à La Sousto, Estelle n’a fait qu’une seule faute à la dictée de Bernard Pivot ! Avec son mari Joseph, dit Jo, Estelle est revenue au village 48 ans après son départ, à l’heure de la retraite. Ils se sont alors installés dans la maison de la grand-mère, traverse Montfort. 22 ans plus tard, ils sont repartis à Istres : atteint d’un cancer, Jo devait subir des traitements quotidiens à Marseille, mais la maladie l’a emporté quelques mois plus tard. Enfin, Estelle est revenue à Eygalières à l’automne 2019 pour s’installer à l’Ehpad, qu’elle a quitté il y a peu pour aller chez sa plus jeune fille, Josiane. Un an plus tôt, Josiane perdait sa fille Magali à 40 ans des suites d’une longue maladie, Magali laissant une petite fille née en 2018 et prénommée Marie, comme un clin d’œil à la suite de Marie née en 1891. La boucle est ainsi bouclée : malgré les drames, la continuité s’exerce aussi à travers les générations.

Si Eygalières est comme son nid, Istres est le lieu où Estelle a vécu le plus longtemps, près de soixante ans en deux fois. Istres avec sa base aérienne, son environnement, rural avant la guerre, devenu plus tard industriel, offrant plus d’emplois que les Alpilles. C’est à Istres qu’Estelle poursuit l’école puis enchaîne au lycée, jusqu’au brevet. Elle se souvient d’une institutrice très dure, qui tapait la tête des enfants contre le tableau … Et aussi des années de guerre : elle a 13 ans lorsque la Zone libre est envahie ; les enfants vont à l’école masque à gaz sur l’épaule. Lors des alertes aériennes – la base voisine était une cible toute désignée, et elle l’a vu bombardée au moins une fois -, la sirène sonne, ils courent se cacher sous les rochers d’une petite colline voisine. Cette époque est marquée par les tickets de rationnement, et même après la guerre, par de sérieuse difficultés d’approvisionnement, l’absence de lait ; parfois il fallait secouer le pain pour en faire sortir les asticots morts …

Son père travaille sur la base, sa mère tient la succursale de l’épicerie régionale « Le Lion d’Arles ». A 17 ans, Estelle passe le diplôme de sténo-dactylo à l’Ecole Pigier. Surtout, elle fréquente le bal, elle découvre le style musette, elle apprend à danser, ce qui sera le bonheur de sa vie. C’est au bal qu’elle rencontre Jo, avec qui elle fera sa vie et aura ses trois enfants, Roland, Edith et Josiane. Joseph Diaz, né à Martigues, a des parents originaires de Séville ; ils venaient vendanger à Perpignan puis se sont établis à Martigues. Sans doute à cause de la présence de tous ces militaires, le bal d’Istres est réputé dans la région pour l’excellence de son orchestre. Joseph, lui, fait partie d’un groupe de garçons de Martigues qui vient y danser régulièrement. Ils se rencontrent, et se marient dans l’immédiat après-guerre. Jo, mis au travail dès 16 ans, enchaîne de petits travaux avant d’être embauché juste après-guerre au service entretien de la raffinerie BP de Lavéra, où il restera jusqu’à sa retraite, prise en 1985 à 58 ans.

Estelle de son côté, diplômée en 1946, est immédiatement embauchée sur place, sur le site de la base, par l’avionneur Dassault, pour le compte de la SNECMA, qui produit les réacteurs des avions : ceux-ci sont parqués juste sous les fenêtres du bureau d’Estelle. Sténo-dactylo, elle est la secrétaire du directeur de ce centre d’essais au sol et en vol qui emploie une cinquantaine de personnes. Si on sait aujourd’hui encore ce qu’est une secrétaire, le métier de sténo-dactylo, lui, a totalement disparu. A une époque où l’enregistreur sonore était très peu répandu, rendre compte fidèlement d’une réunion ou d’une discussion nécessitait que quelqu’un puisse « capter » l’intégralité des propos échangés. C’était la sténo, le plus souvent une femme, maîtrisant ce système d’écriture particulier qui permettait de noter au même rythme que la parole (120 mots à la minute). Ainsi, chaque fois que les « grands patrons » descendent de Villaroche, le siège de SNECMA, ils se réunissent de 9 heures à midi ; Estelle note tout en sténo – ils parlent vite, les sujets sont très techniques, ce n’est pas facile : or, tout doit avoir été tapé à la machine avant que les patrons repartent à la fin de la journée. Estelle s’en sort haut la main. Ainsi, la continuité qui marque sa vie personnelle est aussi de règle pour sa vie professionnelle : elle la passe tout entière dans la même entreprise, dans le même emploi, avec seulement deux directeurs successifs en 39 ans.

Toutes ces années passent finalement très vite, sans grande aspérité. Estelle et Jo élèvent leurs trois enfants, ils passent des week-ends bucoliques à pêcher, dans un petit étang à Istres, aux Saintes Marie de la Mer ou bien encore à la frontière espagnole en allant rendre visite à la famille de Jo en Andalousie. Et puis chaque semaine, ils vont danser.

Pour la retraite, ils décident de s’établir à Eygalières, où ils vont passer une vingtaine d’années heureuses, voyant grandir les petits-enfants et naître les premiers arrière-petits-enfants. C’est une vie tranquille, ponctuée avec régularité, chaque mardi, par le bal musette à l’Isle-sur-la-Sorgue. A l’occasion, de petits voyages en groupe, en Europe, notamment les « voyages du maire » organisés par Mireille Bouche, l’épouse de Félix Pélissier, le maire de l’époque. Ce dernier propose à Estelle de rejoindre le conseil municipal ; elle sera donc élue pour un mandat, de 2001 à 2008. Jo devient un bouliste acharné. A l’occasion, il prépare une paëlla ou, mieux encore, une bouillabaisse dont il est un expert incontesté. Alors, c’est un peu la fête chez eux, sous le figuier, comme une institution du village à laquelle voisins et amis sont heureux d’être invités. Mais en 2007, leur vie bascule, Jo disparaît et Estelle reste une dizaine d’années à Istres, près de ses deux aînés.

Revenue depuis quelques semaines chez sa fille Josiane, Estelle redécouvre en quelque sorte la liberté, après les mois de confinement à l’Ehpad qui lui ont lourdement pesé. Malgré les épreuves qui l’ont affectée, la joie de vivre, la curiosité et aussi l’étonnement pour le monde tel qu’il est devenu l’emportent sur tout le reste.

6 juillet 2020