Tony Ramos
Humaniste exigeant, peintre enchanté
Tony Ramos présente son travail pictural du 7 juillet au 2 août 2018 à l’ancienne église Saint-Laurent, dans le Vieux village d’Eygalières, avec une exposition-installation organisée par l’association « Eygalières, terre d’artistes ».
Disons-le d’emblée : Tony n’habite pas à Eygalières, mais sur le versant Sud des Alpilles. Toutefois, sa carnation un peu plus foncée que la moyenne, sa tresse grisonnante et ses tee-shirts souvent maculés de peinture font presque partie du paysage de notre village. S’il occupe une grande ferme sur la propriété du château de Roquemartine, où il peint ses immenses toiles et aménage ses objets récupérés dans l’environnement, il a ses habitudes à Eygalières, où on le voit très souvent.
Tony n’est pas quelqu’un d’ordinaire. Sa famille est originaire des îles du Cap-Vert, petit archipel sur la côte occidentale de l’Afrique, où les Portugais sont restés 500 ans. Américain par sa nationalité, Tony l’est aussi par sa vision des choses, par son réseau d’amitiés, par sa créativité sans limites. Il voit en grand, il peint en grand. L’adjectif qui revient le plus souvent dans son discours est « immense ».
La vie de cet homme chaleureux, exubérant, ouvert, bon vivant, a été structurée par un petit nombre de moments forts, accompagnés par une foi permanente en sa bonne étoile : « il y a toujours des anges qui me protègent », dit Tony. Mais il ne faut pas s’y tromper : Tony Ramos est un être entier, exigeant vis-à-vis de lui-même et des autres. Quand il choisit une voie, il s’y engage pleinement et oublie tout le reste. Il travaille énormément, associe sa réflexion intellectuelle à sa sensibilité artistique. Quand il exclut une voie, il en assume toutes les conséquences, quitte à en souffrir dans sa chair.
Un premier moment fort survient lorsque, à 22 ans, Tony visite le Musée d’Art de Saint-Louis (Missouri), l’un des plus importants des Etats-Unis. Il tombe en arrêt, « bouche bée », devant les toiles de Mark Rothko et de Morris Louis. Il est alors étudiant en sciences politiques à Southern Illinois University et a dû se rendre à Saint-Louis pour passer un examen dans la perspective de son incorporation au service militaire. Tout de go, de retour à son université, il change d’orientation et s’inscrit en Beaux-Arts. Il a choisi l’axe majeur de sa vie.
Le deuxième temps fort, c’est la guerre du Vietnam et sa prise de conscience politique. Comme tous les jeunes gens de sa classe d’âge, Tony doit être mobilisé pour aller combattre au Vietnam. Il s’y refuse et se réfugie au Canada en 1967. Mais, le 4 avril 1968, Martin Luther King est assassiné à Memphis. C’est un choc pour sa génération. Tony rentre aux Etats-Unis pour contribuer, à sa manière, à la lutte contre le racisme, pleinement conscient de ce qui va lui arriver. Il est arrêté, inculpé, jugé, condamné, emprisonné pendant 18 mois. Et toute sa vie, à des degrés divers, il restera un militant de la cause noire, notamment à travers son art.
Un troisième moment, c’est la rencontre avec l’Afrique, marquée de manière symbolique par sa présence au Cap-Vert lors de la proclamation en juillet 1975 de l’indépendance du pays. Alors qu’aux Etats-Unis l’ignorance est grande, toutes couleurs confondues, à l’égard du continent africain, Tony veut connaître la terre d’où viennent ses ancêtres. Il est vrai que, par comparaison avec les descendants d’esclaves transférés en Amérique au cours des siècles précédents, la petite communauté cap-verdienne, plutôt composée d’immigrants récents et de leurs descendants, a conservé une relation active avec son pays d’origine. Alors, à 30 ans, Tony fait un premier voyage en Afrique, lesté d’un équipement vidéo. Il est encore un peu naïf, ses « frères noirs » voient d’abord en lui un Américain, donc un riche, et il se fait dérober papiers et argent dès son arrivée à Dakar. Mais, coup de chance, il rencontre par hasard un cousin germain à l’église catholique de la ville et, à partir de là, tout ira bien. La révolution des œillets au Portugal est intervenue quelques mois plus tôt, et par hasard Tony se trouve au Cap Vert lors des négociations d’indépendance. Il noue ainsi des amitiés avec les futurs dirigeants du pays, qui l’inviteront pour la proclamation de l’indépendance. Son intérêt pour l’Afrique ne se démentira pas par la suite. En particulier, il va puiser dans des sources africaines pour alimenter son œuvre picturale, dans lesquelles il incorpore des lettres de différents alphabets de ce continent.
Quatrième temps fort, sa rencontre avec Allan Kaprow, professeur au California Institute of the Arts (CalArts). Allan, inventeur du happening, a invité Tony à le rejoindre pour poursuivre ses études. Dans une séquence passablement surréaliste, Tony passe sans transition de l’univers de la prison à celui de la Californie du début des années 70, marquée par une liberté débridée dans tous les domaines. CalArts à cette époque, c’est la création d’un mouvement artistique pluridimensionnel, un peu comme le Bauhaus en Allemagne quelques décennies plus tôt. Devenu son assistant, Tony est initié par Allan Kaprow à l’utilisation de la vidéo, alors à ses tout débuts. Tony est fasciné par ce médium auquel il va consacrer près de 20 années de sa vie. Cette nouveauté inouïe qui efface le délai entre l’activité elle-même et la représentation de cette activité ouvre à ses yeux de grandes perspectives artistiques. Tony va ainsi devenir l’un des précurseurs puis des maîtres de l’art vidéo, qu’il enseignera au Centre américain de Paris et à l’Université Paris VIII de 1983 à 1986. Les perspectives artistiques sont là – encore qu’avec le temps et l’évolution des technologies l’aspect novateur tende à s’émousser – mais Tony n’y trouve finalement pas son compte. En 1973, il avait créé une entreprise de vidéo à New-York, Lumen Associates, qui avait bien démarré, mais il ne se sentait pas à l’aise dans la gestion d’une activité commerciale et y avait renoncé. Or, son activité artistique ne pouvait exister que grâce à des subventions, des bourses, des aides diverses, si bien que Tony finit par se lasser de quémander.
Il revient donc à sa première émotion artistique, la peinture. Celle-ci s’était un peu effacée de son esprit, tant il était fasciné par l’attrait de la nouveauté technologique. Après un voyage en Chine en 1988, Tony – il a 44 ans - change d’orientation et s’immerge dans la peinture, quasiment au sens propre : il vit en ermite à Topanga Canyon, à proximité de Los Angeles mais au milieu de nulle part, dans un immense atelier, comme hypnotisé par son art. Il y passe une dizaine d’années, alimentant sa production de recherches tous azimuts, en direction de ses racines africaines, de l’art tantrique, … Il peint beaucoup, énormément, à la folie, … des toiles immenses et de plus petites.
Puis surgit l’un de ses anges gardiens, la grande actrice américaine CCH Pounder – elle est la propriétaire du café dans le film « Bagdad Café ». CC (prononcer « Sissi »), comme il l’appelle, secoue Tony, l’incite à cesser de vivre en ermite, organise pour lui une méga-exposition à Los Angeles, dans un ancien studio de cinéma, lieu immense dessiné par le grand architecte américain Frank Gehry. Enorme succès, Tony est « lancé » dans son nouveau métier. Puis elle l’invite à la Biennale de Dakar ; il y expose au musée d’art contemporain qu’elle y a créé avec Boubacar Koné, son mari sénégalais. Et, à l’issue d’un concours de circonstances trop long à raconter, Tony quitte la Californie en 2000 et s’installe pour peindre en France, dans un appartement au cœur du centre historique d’Aix-en-Provence. Il va peindre beaucoup, inspiré par Cézanne et les lieux que celui-ci a aimés. Cinq ans plus tard, il aspire à être plus proche de la nature. Début 2005, il loue donc une grande ferme dans les Alpilles, où il peut donner libre cours à toutes ses inspirations et du matin au soir produire ses œuvres, toiles immenses ou objets détournés de la nature. Charge aux autres d’en accepter la complexité et de se laisser envoûter par son travail.
Et quand il n’en peut plus de travail, Tony prend sa voiture, traverse les Alpilles et va se ressourcer dans l’atmosphère qu’il aime à Eygalières.
21 juillet 2018