"Lolo" Sicard
La mémoire vive
En haut de l’avenue de la Lèque, l’Ehpad d’Eygalières domine le village. C’est là que m’attend Charles Sicard, dit « Lolo », 96 ans, avec son regard espiègle, sa langue parfois acérée et sa mémoire phénoménale. Il est « la » mémoire du village. Il faut dire que Lolo est venu pour la première fois à Eygalières en mai 1929, peu avant ses 8 ans, donc il y a près de 90 ans. Pratiquement, il a vécu à Eygalières sans interruption depuis 1942. Il est devenu une véritable institution du village, quelqu’un que l’on vient consulter quand surgit un doute sur tel ou tel événement du passé. Heureusement, il adore raconter ce qu’il a vécu à travers toutes ces années, évoquer la transformation progressive mais radicale du village et conter toutes sortes d’anecdotes.
La vie de Lolo, c’est en effet une sorte de roman historique contemporain, où notre héros, face à l’adversité, bénéficie de chances inattendues dont il parvient à tirer le maximum, avec le soutien des personnes qui lui sont le plus chères. Mais, bien sûr, c’est une histoire vraie.
L’adversité se manifeste tôt pour lui : son père meurt à 42 ans – Lolo en a six -, victime à retardement d’un gazage pendant la Grande Guerre. 14 ans plus tard, Lolo est menacé de partir en Allemagne pour le Service du travail obligatoire : c’est ce dont le prévient son directeur en juin 1942, alors que Lolo rentre des « Chantiers de Jeunesse » pour reprendre son travail aux Chantiers et Ateliers de Provence, à Port-de-Bouc. Cet avertissement spontané est déjà un coup de chance. Lolo n’hésite pas, il ne veut pas partir et va donc se dissimuler. Chance encore, sa tante Marie Poulet, sage-femme, habite à Eygalières et grâce à elle il peut s’y cacher pendant deux ans, en compagnie de sa mère. Chance toujours, un soir, à peine rentré chez lui, Lolo reçoit la visite de deux gendarmes venus pour l’envoyer au STO. Il reconnaît avoir fui la convocation et demande spontanément au plus jeune des deux : « qu’auriez-vous fait à ma place ? ». A sa grande surprise, celui-ci répond : « comme vous ». Les gendarmes déclareront qu’ils ne l’ont pas trouvé. Chance aussi d’être aidé pendant cette période par deux personnes auxquelles il voue une véritable reconnaissance : le docteur Roque, dont une rue du village porte le nom, et Lucette Véran, jeune secrétaire de la mairie qui se livre à un vrai travail de camouflage et de sabotage pour protéger les quelques jeunes gens qui, comme Lolo, essaient d’échapper au STO. Chance, « à quelque chose malheur est bon », dit Lolo, la guerre lui permet de rencontrer à Eygalières sa future femme, Henriette Martel, qu’il épouse en décembre 1949. Chance enfin, de vivre si longtemps en conservant toute sa tête et toute sa mémoire.
Cette chance, Lolo sait parfaitement en tirer le maximum grâce à sa présence d’esprit, à ses compétences et à son énergie. Caché à Eygalières pendant la guerre, il décide d’y rester avec Henriette et y restera toute sa vie. Avant même son mariage, parce qu’il fréquente « sérieusement » Henriette et qu’il a une formation technique – il a fait ses études secondaires à l’Ecole pratique de l’industrie à Marseille, dont il est sorti comme dessinateur industriel –, son futur beau-père lui propose de le seconder dans la gestion de la carrière qu’il exploite comme concessionnaire de la commune. Il fera bien plus que le seconder ; il commence par moderniser et mécaniser l’exploitation. C’est une petite révolution : jusqu’alors, il fallait quatre heures-homme pour charger un camion, par la suite cinq minutes suffisaient. Pour Lolo, ç’a été une « période facile » : le sable naturel d’Eygalières était apprécié de la clientèle ; l’après-guerre a connu une période intense de construction. « Les paysans gagnaient de l’argent. Et quand un paysan gagne de l’argent, il le fait travailler ». En 1969, au décès de son beau-père, Lolo lui succède. Mais la carrière finit par s’épuiser et en 1973, 27 ans après avoir commencé, Lolo arrête cette activité. Il n’a que 52 ans et prend alors une représentation dans les produits de chauffage, ce qui le conduira à connaître beaucoup d’habitants du village, notamment des artistes.
Son beau-père avait siégé au Conseil municipal ; après son décès, on lui demande de s’y présenter : continuité familiale et reconnaissance des compétences de Lolo. En 1969, en effet, le maire d’Eygalières Gaston Breugne de Valgast décède. C’est la fin d’une époque : « Breugne » a été maire de 1929 à 1969, avec une interruption de 1941 à 1947, soit 34 ans au total – un record absolu dans l’histoire du village. Une élection partielle de conseillers municipaux doit être organisée. Le premier adjoint, Paul Meynier, qui va succéder à Breugne, demande à Lolo d’être candidat ; ils sont élus et Lolo va être en charge des finances et des travaux pendant huit ans. Il évoque cette période avec bonheur, heureux d’avoir pu être utile et notamment d’avoir pu mettre ses compétences techniques au service de son village. Son grand œuvre, c’est l’eau et l’assainissement. L’eau, un problème récurrent pour le village. Contrairement aux communes situées plus au Nord, Eygalières n’a pas suffisamment de ressource naturelle en eau pour faire face aux besoins, surtout l’été. En dépit de plusieurs chantiers dont le premier remonte à 1900, Eygalières n’a pu bénéficier d’un approvisionnement normal qu’avec la réalisation, par le Syndicat Durance-Alpilles, d’une conduite de 11 km à partir de Saint-Andiol. Lolo a convaincu le Syndicat tout juste créé d’accorder une priorité à Eygalières et a donc pu, avec le maire, améliorer de beaucoup le confort des habitants du village. Toutefois, aux élections suivantes, en 1977, sa liste est battue et il siège donc dans l’opposition pendant six ans, avant d’abandonner la vie politique locale.
A travers ces années, à travers cette vie, Lolo a pu compter sur le soutien de personnes aimées qui, chacune à sa manière, ont contribué à ce qu’il a fait, à ce qu’il est. D’abord son père, que certes il a très peu connu. Mais celui-ci lui a laissé la musique en héritage : c’était « un très bon musicien », un pianiste qui pratiquait aussi le galoubet-tambourin ; il avait créé à Marseille la « Sainte-Estelle ». Le jour de ses obsèques à Aubagne – Lolo avait donc six ans – son cortège a été accompagné par trois musiques, un événement rare. Dans la continuité, Lolo a pratiqué lui aussi le galoubet-tambourin avec beaucoup de plaisir. Enfant unique et orphelin de père, Lolo a eu une relation de grande proximité avec sa mère. Sa tante Marie, qui exerçait la profession de sage-femme et pratiquait des soins en l’absence de médecin pendant des années à Eygalières, était dotée d’une forte personnalité, d’un tempérament hyperactif, d’une langue bien pendue ; elle fut une figure du village qui a marqué Lolo. Lolo et son épouse Henriette sont restés ensemble « 59 ans moins un jour », jusqu’au décès de celle-ci. Je cite Lolo : « Nous nous sommes entendus d’une façon parfaite ; elle m’a donné une vie facile ». Et leur fille Anne-Marie, mère de ses deux petits-enfants, sa fille à qui Lolo a décidé par lui-même de ne pas imposer sa propre charge, en s’installant à l’Ehpad, mais qui veille sur lui avec affection.
Lolo Sicard a été le témoin – et l’acteur en même temps, en tant qu’entrepreneur et élu municipal -, des profonds changements qu’a connus le village, le déclin de l’agriculture et la croissance du tourisme, le passage des animaux aux machines, les progrès dans l’agrément de la vie quotidienne, le désenclavement et l’arrivée des résidents secondaires, … Il est resté fidèle aux traditions de la Provence qui l’ont accompagné : ses parents se sont rencontrés dans le milieu du félibrige ; il a connu l’époque où le provençal était pratiqué partout – même au Conseil municipal ; la musique traditionnelle a joué un rôle important dans sa vie. Et dans le même temps, en fréquentant les artistes du village, il a pris goût à l’art de son époque. Ses artistes préférés sont Roland Oudot (« Mais je n’avais pas les moyens de m’en payer ») et Angèle Gage avec ses portraits de Gitanes à l’encre de Chine.
Beaucoup plus qu’un personnage de roman, Lolo Sicard est d’abord une personne très attachante, dont l’âge a réduit la mobilité physique mais pas du tout l’agilité intellectuelle.
26 avril 2018
"Lolo" Sicard est décédé le 7 décembre 2018