Jean-Luc Martin
Le hasard et la nécessité
Voilà un homme que toutes ses fibres attachent à la terre de Provence et qui pourtant a passé l’essentiel de sa vie adulte loin de cette terre, dans trois départements d’outre-mer fort éloignés. Profondément enraciné dans le terroir des Alpilles par une ascendance familiale eygaliéroise depuis plusieurs générations, Jean-Luc Martin a dû en effet partir exercer son métier d’enseignant à la Réunion, à Mayotte et en Guyane pour pouvoir conserver ses racines dans le village. Ainsi, son parcours est-il constitué de deux vies bien différentes l’une de l’autre, qu’il ne lui a pas toujours été facile d’harmoniser mais qui se sont nourries l’une l’autre.
Commençons par le commencement. Depuis des générations, les Martin, les Douriol, les Benoît sont eygaliérois, agriculteurs, bergers. Ils habitent au mas Daubergue, au mas des Bœufs, au mas de Mauniers, au mas de Monfort, au mas Douriol. Dès son enfance, Jean-Luc baigne dans cet environnement lié à la terre et aux mas. Cette fratrie de trois, dont il est le benjamin, aurait pu envisager de reprendre l’activité agricole de ses ascendants. Mais ni Hervé, ni Joël (voir son portrait dans cette Galerie) ne vont le faire. La cause directe en est la ruine de l’exploitation, qui conduit à la mort de Raoul Martin, son père, alors que Jean-Luc n’a que 20 ans. C’est un choc multiple, affectif, social, économique. Les mas de la famille vont être vendus, tout comme le matériel agricole. Jean-Luc, passé par l’école communale d’Eygalières et le Lycée Mistral à Avignon, s’en va étudier les maths à Marseille. Pour financer ses études, il est « pion ». Dans l’établissement où il travaille, il apprend que l’on recherche des professeurs de technologie : c’est cela qui va fixer son destin professionnel. Formé à Draguignan, il obtient le CAPET de technologie, qu’il va d’abord enseigner quelque temps à Marseille. Cette matière sera pendant 36 ans le fil rouge de sa carrière.
Indépendamment de son destin professionnel, Jean-Luc est profondément attaché à son territoire, qu’à aucun prix il ne veut abandonner. C’est pourquoi il décide de reprendre le dernier mas restant dans la famille, le mas Douriol sur le chemin des Repenties, qui appartenait à sa grand-tante. C’est une charge lourde, avec des droits à payer ; le mas est très rustique et en mauvais état : lorsqu’il le reprend, l’eau courante n’y est même pas installée. Mais c’est le choix du cœur, son point de repère, le mas où il habite depuis qu’il a pris sa retraite, à proximité de sa mère Marie-Jeanne Douriol, aujourd’hui toujours en vie, installée au hameau de la Lèque et dont Jean-Luc s’occupe.
Enseignant à Marseille – où il se marie une première fois – il revient régulièrement dans son village, où il joue au football, participe aux activités du Foyer rural, contribue à organiser la fête des prieurs de Saint-Sixte. En 1983, à 29 ans, il est candidat aux élections municipales sur la liste de Charles Sicard (voir le portrait de « Lolo » Sicard dans cette Galerie), qui n’obtient cependant que deux élus face à celle du maire sortant Félix Pélissier. Par la suite, affecté outre-mer, il reviendra régulièrement. Au milieu de son séjour à la Réunion, il convaincra même sa seconde épouse – réticente pourtant à quitter son île natale – à s’installer en Provence, pour deux ans. C’est là qu’est née en 1990 sa fille cadette, Zoé. Et c’est ici qu’il réside maintenant en permanence, à l’exception de courts séjours à la Réunion, jusqu’à ce que les mesures sanitaires gèlent les déplacements intercontinentaux. Il a commencé à s’intéresser aux noms de lieux et à exploiter l’incroyable richesse des archives numérisées et accessibles sur internet alors qu'il était encore à Mayotte. Ce qui lui a permis d’écrire et de publier, en septembre 2017, un livre sur la toponymie eygaliéroise. Jean-Luc écrit aussi à l’occasion des poèmes en provençal, langue parlée dans sa famille lorsqu’il était enfant et qu’il s’est efforcé de conserver.
Cependant, reprendre le mas Douriol et l’entretenir exigeait de consentir des sacrifices, qui avec le temps sont devenus sources de bonheurs. Ce fut en effet une forme de sacrifice de partir enseigner outre-mer, loin de ses bases. C’est en quelque sorte le hasard qui va le conduire à la Réunion, où à l’époque on a besoin de profs de technologie. En plusieurs séjours, Jean-Luc y passera dix-huit ans au total ; cette île va devenir sa seconde patrie. Là-bas, il se marie une seconde fois, avec Reine-May Techer, une Réunionnaise qui sera la mère de ses deux enfants, Julien et Zoé. Mais leur destin se séparera après une dizaine d’années de vie commune, Reine-May n’étant pas prête à suivre Jean-Luc dans sa découverte d’autres territoires. En tout cas, c’est à la Réunion qu’en 1987 naît Julien, son aîné ; c’est là que vivent aujourd’hui ses deux enfants, ainsi que sa petite-fille Isis.
Sans a priori lorsqu’il y arrive, Jean-Luc trouve aussi à la Réunion des centres d’intérêt autres que l’enseignement de la technologie. Ainsi, il s’occupe de l’insertion des jeunes, pour leur apprendre à chercher un emploi, les aider à trouver des stages. C’est aussi la thématique du patrimoine, une autre de ses passions, qui l’attire : il participe pour le Centre d’anthropologie de la Réunion à un recensement des cases créoles. Dans la foulée, d’ailleurs, il passe une maîtrise d’anthropologie sur le thème de l’introduction du tourisme dans une société rurale. Jean-Luc travaille aussi sur un projet de bambouseraie, qui se transforme en une production en altitude de pêches et de brugnons, grâce à un microclimat favorable.
Il lui faut être mobile, il ira à Mayotte. Cette petite île (avec 376 km², c’est l’équivalent de 1/14 des Bouches-du-Rhône) n’est qu’à deux heures de vol de la Réunion, mais c’est un tout autre monde. D’un côté, le monde créole, tôt colonisé et marqué par le métissage. De l’autre, le monde musulman, une partie de l’archipel des Comores dont le destin s’est démarqué de celui des îles voisines et qui est finalement devenue un département français. A vrai dire, on trouve peu de volontaires pour aller y enseigner, mais Jean-Luc s’y plaît ; il ajoute même qu’il n’y a attrapé aucune maladie. Au-delà de l’enseignement de la technologie, il fait de la formation continue et s’intéresse au patrimoine industriel. En effet, étonnamment, il y a à Mayotte un patrimoine industriel historique, sous la forme d’une sucrerie dont l’activité a périclité suite à un terrible cyclone qui, en 1898, a ravagé les plantations de canne à sucre : il s’agit alors de recenser et de mettre en valeur les machines désaffectées depuis longtemps.
Cinq ans à Mayotte, puis Jean-Luc va repartir pour une nouvelle destination. Mais laquelle ? Il aurait souhaité l’étranger mais cela ne s’avère pas possible, la Polynésie non plus. Alors, ce sera la Guyane. Pourquoi donc cet autre département d’outre-mer ? Avec humour, il répond qu’il voulait danser la salsa avec des Brésiliennes, puisque danser est une de ses passions. En fait, il semble bien que le virus de la curiosité l’ait touché, suscitant l’envie de découvrir autre chose que l’Océan Indien. Mais il est bien déçu en apprenant qu’il n’irait pas à Cayenne, le chef-lieu, mais à Saint-Laurent-du-Maroni, à plus de 200 km de là. C’est un lieu improbable mais bien réel, proche de la frontière du Surinam – l’ancienne Guyane néerlandaise -, marqué par les trafics de toute nature, or, drogue, et par la violence. Satisfait d’avoir vécu une nouvelle expérience, Jean-Luc ne va cependant pas s’y éterniser puisqu’il en partira au bout de deux ans seulement. Il retourne alors à Mayotte pour cinq ans, où il termine sa carrière d’enseignant.
La boucle est bouclée ; de retour à Eygalières, Jean-Luc Martin a renoué avec ses racines. Espace rural, patrimoine, il peut s’adonner à deux de ses passions. Lui manque pour le moment la danse, dont les mesures sanitaires interdisent la pratique. Mais nul doute qu’il va la retrouver, tout comme la possibilité de rejoindre régulièrement sa famille réunionnaise. Ainsi, la nécessité de financer son mas conjuguée au hasard de son affectation à la Réunion en a fait un homme heureux de ses deux patries.
17 février 2021