Eygalieres galerie de portraits

Marie de Larouzière

L'inspiratrice du Mas de la Brune

Eté 1994. Marie et Alain de Larouzière prennent possession du Mas de la Brune, joyau de l’architecture Renaissance en Provence. Une très belle demeure, un hôtel de charme, beaucoup d’espace tout autour. Marie et Alain, établis à Eygalières près de la chapelle Saint-Sixte depuis 1972, en rêvaient depuis longtemps. Alain vient alors de prendre sa retraite ; tous deux vont entamer une nouvelle vie : ils apprennent sur le tas le métier d’hôtelier ; ils restaurent le mas et mettent progressivement les terres en ordre.

Gérer un établissement comme le Mas de la Brune n’est pas simple. Le bâtiment lui-même est classé monument historique ; on ne peut y réaliser des travaux qu’avec l’accord de l’Architecte des Bâtiments de France. Etablissement de prestige, l’hôtel accueille un petit nombre de clients, qui nécessitent parfois de faire preuve de diplomatie : Marie se souvient en particulier du passage de l’héritier de la Couronne d’Italie. Quels qu’ils soient, tous les clients bénéficient de l’accueil personnalisé des propriétaires, aux petits soins avec eux : il faut que les visiteurs aient le sentiment d’être les hôtes de Marie et Alain. Pendant vingt ans, ceux-ci joueront parfaitement leur rôle d’hôteliers attentifs et appréciés.

C’est bien. Mais pas suffisant pour Marie de Larouzière. Marie a un goût pour entreprendre, un sens prononcé de la beauté et de l’harmonie, un penchant pour la nature, plus domestiquée que sauvage. Elle rêvait du Mas de la Brune, mais de l’intérieur, elle trouve que son caractère monumental tend à figer toute chose. Cela manque d’air, de fantaisie. Alors, pour s’amuser un peu, comme elle le dit, Marie va se lancer dans une aventure passionnante, la création de jardins. Certes, il y avait bien eu auparavant des cultures de légumes mais, exploitées sans grand respect pour la nature, celles-ci avaient épuisé les sols et peu à peu dépéri.

Elle commence par un jardin éphémère, qui vivra une seule saison, celle de l’été 1996. Pour ce faire, Marie s’assure la complicité de deux paysagistes, Eric Ossart et Arnaud Maurières, et d’un artiste plasticien. A eux quatre, ils inventent un jardin de sorgho, un champ de blé, des poissons bleus en béton qui, au-dessus du blé, se balancent en équilibre au gré du vent… Une création originale, un peu iconoclaste – certains de ses clients sont choqués de voir l’art moderne s’installer dans ce lieu historique. Mais Marie est ravie. « C’était rigolo », dit-elle. Et elle a envie d’aller plus loin.

Aller plus loin, c’est créer un lieu permanent, à un degré supérieur de complexité. Il doit permettre à Marie de mettre en musique son intérêt pour les problématiques spirituelles et de donner libre cours à un désir de partager, de montrer, d’expliquer. Un peu de provocation, beaucoup de réflexion, de la beauté partout et de la pédagogie envers les visiteurs. Ce sera donc un jardin ouvert au public, un jardin réfléchi, structuré, presque intellectuel. Elle va le placer sous le signe de l’alchimie même si cette discipline n’est qu’un des éléments du jardin, le point culminant du parcours du visiteur. Pourquoi ce thème ? Elle s’y est intéressée par curiosité intellectuelle, et s’est fixé une sorte de défi : transposer l’alchimie dans un jardin, alors que les plantes n’y sont pas utilisées. Pour elle, élevée dans la tradition catholique, pratiquante, il n’y a aucune contradiction entre cette discipline et sa foi.

Le « Grand Œuvre » en alchimie, c’est la réalisation de la pierre philosophale qui permet la transmutation des métaux. Le « grand œuvre » de Marie va être son Jardin de l’Alchimiste, dans lequel elle aura mis tout son cœur et toute son énergie. Elle embarque à bord ses deux complices paysagistes, Eric et Arnaud, dont elle a vu ce qu’ils étaient capables de faire. Eux-mêmes adhèrent à l’idée, grâce à la forte capacité de conviction de Marie, parce qu’ils ont pris du plaisir à travailler ensemble, et aussi pour des raisons pragmatiques : rarissimes sont les occasions de créer en France un jardin ex-nihilo, qui plus est dans une démarche allant au-delà des plantes elles-mêmes. Arnaud est directeur de l’Ecole du paysage à Grasse. Quoi de mieux que ce jardin en création pour mettre ses étudiants en situation ? Une fois le jardin conçu, les étudiants viendront à tour de rôle pour le réaliser.

La visite du jardin fait parcourir trois étapes au visiteur. La première l’introduit dans un labyrinthe qui fait office de sas entre le monde réel et celui qu’il doit découvrir. La seconde est le jardin des plantes magiques de Provence, thème qui avait fait l’objet d’une exposition à Marseille à la fin des années 90. Enfin, le Jardin de l’Alchimiste proprement dit fait se succéder les trois « œuvres » dont l’alchimie est composée : l’œuvre au noir, qui correspond à l’enfance ; l’œuvre au blanc, celle de la maturité ; l’oeuvre au rouge, celle de la connaissance.

Il va falloir près de deux ans pour réaliser le jardin, qui ouvre au public en mai 1999. C’est un des plus beaux jardins privés de France. Il va connaître un grand succès : entre 1999 et 2016, de 6 000 à 10 000 visiteurs seront accueillis chaque année, dont bien entendu beaucoup d’alchimistes, ce qui permettra à Marie d’approfondir ses connaissances en la matière et lui donnera beaucoup de bonheur.

Quelques années après le début de cette aventure, en 2007, Claudine Leclercq (voir son portrait dans cette Galerie) s’était rendue au Mas de la Brune pour proposer à Marie et Alain d’organiser chez eux, chaque année, un Festival de musique. Tous deux accueillent cette idée avec joie, et expriment deux souhaits en particulier : que le Festival ait un caractère local et convivial ; qu’il soit l’occasion d’initier à la musique les enfants du village. Dès l’été 2008, le Festival de musique d’Eygalières sera indissociablement lié au Mas de la Brune, où vont se tenir les conférences, les pique-niques et les concerts eux-mêmes. La personnalité de Marie, en écho à celle de Claudine, contribue au succès de la manifestation, un succès croissant d’année en année. En effet, comme c’est le cas pour les clients de l’hôtel, les participants au Festival, artistes, bénévoles et spectateurs, ont le sentiment d’être les hôtes de Marie et Alain.

Mais tout cela est lourd. Du côté du Jardin de l’Alchimiste, les tarifs ont été fixés à un niveau modéré pour ne pas faire obstacle aux visites. L’entretien exige la présence de deux jardiniers à plein temps, beaucoup de matériel, de fréquents remplacements de plantes. L’équilibre financier n’est pas là. En outre, le jardin est complexe ; sa visite nécessite des explications pour lesquelles Marie peine à trouver des personnes compétentes ; les visiteurs réclament souvent sa présence. Elle ne sait où donner de la tête. Et, pour finir, un hiver, les sangliers viennent ravager le beau jardin. Il faudrait tout reconstruire mais Marie et Alain n’ont plus vingt ans. A regret, ils décident en 2016 de fermer le Jardin de l’Alchimiste. Et, après dix ans, le Festival de musique d’Eygalières, parvenu à une sorte d’apogée, vit sa dernière édition à l’été 2017. Avec sans doute un peu de nostalgie, mais sans regrets.

La triple belle aventure, celle de l’hôtel, du Jardin et du Festival, s’est achevée. Il y a 46 ans, Marie et Alain avaient posé le pied à Eygalières, en rupture avec des racines auvergnates jugées un peu trop pluvieuses. Aujourd’hui, le cycle de leurs activités économiques est clos. Mais Marie n’a pas l’intention de cesser d’entreprendre. Elle réfléchit à reprendre des activités culturelles, autour de la peinture, du dessin, du théâtre, à reprendre le catéchisme pour les enfants du village.

Ainsi, le Mas de la Brune restera ouvert sur l’extérieur. Et Marie continuera à lui donner une âme.

9 juillet 2018