Eygalieres galerie de portraits

Charles Grosso

La troisième génération d'une dynastie de maçons

Pendant des décennies, l’entreprise Grosso a été « le » maçon du village. Petit-fils du fondateur de cette dynastie à Eygalières, Charles a lui aussi été maçon pendant trente-quatre ans, aux côtés de son plus jeune frère René. Dur à la tâche, peu expansif mais doté d’un esprit positif, il sait ce qu’il aime et ce qu’il veut. C’est pour répondre à un goût précoce qu’il a d’abord été boulanger, avant de partir au service militaire. Mais il ne pouvait refuser l’héritage familial et est donc devenu maçon au retour dans ses foyers.

En effet, si cela ne paraissait déplacé pour un homme qui a travaillé toute sa vie sans ménager sa peine, Charles Grosso pourrait être qualifié d’héritier. Pour en percevoir la mesure, revenons quelque peu en arrière, plus précisément en 1896. Cette année-là, Carlo Grosso, âgé de 14 ans, quitte son petit village de Sanfrè, près de Cuneo, dans le Piémont. Enième enfant d’une famille très nombreuse, dans cette région où règne la pauvreté, il imite nombre de ses concitoyens et émigre en France, le pays voisin. Il rejoint tout d’abord un cousin établi à Toulon, puis un autre à Eygalières. Il travaille comme maçon aux côtés de celui-ci puis se met à son compte et fonde ainsi une dynastie de maçons dans notre village. Carlo Grosso, devenu Charles, tourne radicalement le dos à son pays natal. Certes, l’armée italienne le rappellera au début de la Grande Guerre – dont il sortira sans mal –, mais il ne retournera jamais à Sanfrè, ne reverra jamais ses parents. Lorsque, beaucoup plus tard, son petit-fils homonyme lui demandera de lui parler italien, il refusera toujours avec constance. Et cependant, lorsqu’il décidera de prendre femme, il épousera une native d’un village situé à quelques kilomètres du sien, mais rencontrée à Eygalières. Et bien plus tard, Charles, ce même petit-fils à qui sa famille n’a jamais appris l’italien, épousera la fille d’un maçon d’origine italienne, établi à Saint-Andiol : la famille de Viviane Petrocco est originaire de Catignano, un village des Abruzzes, cette région montagneuse au cœur des Apennins. A la génération intermédiaire cependant, André, le père de Charles, épousera une « vraie » Eygaliéroise, Marie Meynier, la fille d’Edouard Meynier – tombé le 15 juin 1915 pendant la Grande Guerre au sommet du Braunkopf (Haut-Rhin) – et de Sidonie Goudet, une descendante des Sat et des Barrouyer. Maçon au début du siècle dernier, Charles l’ancêtre va léguer ce métier à ses deux fils, Emile et André. Ce dernier, décédé il y a quarante ans, est le père de trois fils, dont les deux plus jeunes, Charles et René, seront maçons à leur tour. Au total, trois générations de Grosso auront été maçons à Eygalières pendant un siècle.

Et pourtant, Charles aurait peut-être aspiré à autre chose. Ce qu’on pourrait appeler sa vocation initiale, c’est la boulangerie. Depuis tout petit, la confection du pain et des gâteaux l’a toujours attiré. Aussi, dès qu’il est en âge de travailler, à 14 ans, il est embauché par Guérin, le boulanger de la traverse Montfort, auquel succèdera plus tard le célèbre « Farceur ». Pendant six ans, jusqu’au service militaire, Charles est donc boulanger, un métier qu’il adore et dont les contraintes ne le gênent pas : on travaille la nuit, on dort le jour ; on doit produire le pain quoiqu’il arrive, même si on est très fatigué. Puis, à 20 ans, il part au service militaire, pour 26 mois, dont 16 en Algérie, d’où il sera rapatrié le 16 mars 1962, trois jours avant le cessez-le-feu. De cette période qui n’a certainement pas été facile pour lui, comme pour personne, Charles préfère se souvenir de parties de rire avec ses camarades, histoire sans doute d’évacuer le stress. Au retour, il aurait volontiers repris le métier de boulanger, mais sa mère lui suggère une autre voie : son frère aîné Edouard étant parti travailler à l’usine aéronautique d’Istres, pourquoi lui ne serait-il pas maçon avec son père ? De bon gré, il accepte, ce qui bien sûr va déterminer toute sa vie ultérieure. Mais, de ce premier métier, il lui reste une petite nostalgie, qui l’incite encore aujourd’hui à confectionner fougasses et gâteaux des rois.

S’il accepte sans rechigner, à 24 ans, de devenir maçon comme son père et son grand-père, Charles sait aussi être contrariant, avec obstination. En voici un exemple précoce : à l’école, il est bon élève, doté d’une excellente mémoire, toujours premier ou deuxième de sa classe. Aussi est-ce tout naturellement que son instituteur, M. Pezet, qui a succédé à M. Estienne, le propose pour le lycée. Ses parents poussent dans le même sens. Charles passe l’examen des bourses et le réussit haut la main. C’est ainsi qu’en septembre 1951, il entre au Lycée Mistral à Avignon. Mais il ne s’y sent pas à sa place. Aussi, à Noël, quitte-t-il le lycée pour rentrer à Eygalières. Il va passer les trois années suivantes sur les bancs de l’école communale, à côté de camarades plus jeunes, en attendant d’atteindre 14 ans, l’âge où il pourra, enfin, commencer à travailler.

Repartons en avant dans sa vie. A 22 ans, il rejoint son père, avec il qui il va travailler pendant huit ans. Il connaît déjà le travail de maçon, qui ne lui déplait pas du tout, loin de là. Déjà tout jeune, après l’école, il rejoignait son grand-père sur ses chantiers pour lui donner un coup de main. « Je me régalais », dit-il.

A 30 ans, Charles se met à son compte avec son frère René ; à la retraite de leur père, quelques années plus tard, ils reprendront son entreprise. Ils ne ménagent pas leur peine ; l’époque aussi contribue à leur succès. Ce sont les Trente Glorieuses ; par ailleurs, au milieu des années 80, Eygalières acquiert une certaine notoriété, à la faveur de l’arrivée du TGV et de l’installation dans la commune de quelques célébrités. Le marché immobilier en est stimulé. Profitant de cette vague, les deux frères vont bien développer leur activité, même si la concurrence s’installe et progresse elle aussi. Le nom de Grosso bénéficie d’une notoriété positive et bien établie. Au-delà de la maçonnerie et plus généralement du gros-oeuvre, ils installent des piscines, vendent des meubles de jardin. Cette diversification les conduit à embaucher, jusqu’à une dizaine de personnes, « un peu trop », dit aujourd’hui Charles : les contraintes de gestion pèsent aux deux frères et, finalement, les résultats sont moindres que quand ils étaient en nombre plus restreint.

Les loisirs sont rares ; le week-end se résume souvent au dimanche après-midi. Toutefois, Charles pratique occasionnellement la chasse, plus pour le plaisir d’admirer le travail de son chien que pour tuer quelque gibier. Avec son épouse, il lui arrive de rendre visite à sa belle-famille dans les Abruzzes ; ils partent aussi quelquefois en croisière en Méditerranée. Leur fils Nicolas, né en 1970, a très tôt senti sa vocation : tout petit, il s’allongeait sur la piscine pour observer les étoiles. A 10 ans, on lui a offert sa première lunette astronomique. A 18 ans, il a quitté le domicile de ses parents pour suivre de longues études. Devenu astrophysicien, recruté par le CNRS, il est aujourd’hui au Laboratoire d’Astrophysique de Marseille. Il habite à nouveau au village et ses parents le voient ainsi plus souvent.

Charles souffre de problèmes de santé récurrents. Est-ce dû à une chute de vélo quand il était petit ? Il ne sait, mais toujours est-il que, très jeune, des maux de tête persistants ont fortement perturbé sa vie. Ainsi, il n’était pas question pour lui de jouer au foot, comme tous ses camarades. A la cinquantaine, une hernie discale le fait de plus en plus souffrir. Il prend donc sa retraite dès 56 ans et passe alors beaucoup de temps avec les médecins qui tentent d’améliorer son état sans oser cependant opérer sa hernie, située trop près de la moëlle épinière. C’est une période très difficile pour Charles. S’il souffre moins aujourd’hui, il ne peut consacrer autant d’énergie qu’il le souhaiterait à son jardin qui lui tient beaucoup à cœur.

Après quelques années où son frère René a continué seul, l’entreprise Grosso Frères a fermé ses portes en 2000. La page est désormais tournée, les Grosso ne sont plus maçons. Mais c’est avec sérénité et une certaine fierté que Charles repense à tout ce qui a été réalisé par trois générations de Grosso.

16 juin 2023