Eygalieres galerie de portraits

Aurélia Cerulei

Tisser sa vie

Le fil, le fil à tisser, est le fil directeur de la vie d’Aurélia Cerulei. De l’atelier Bobin qui réparait des tapisseries à Eygalières jusqu’à son art personnel, Aurélia a toujours été comme habitée par la matière textile. Elle est revenue il y a peu dans son village après une vie riche en rebondissements. Toulon, Avignon, Paris, le Brésil, dessinent un parcours dans lequel elle ne s’est jamais départie de cette passion, assise sur une sensibilité esthétique et artistique. Un parcours où ses qualités personnelles ont joué un rôle essentiel : curiosité, goût de la découverte, créativité, audace, parfois à la limite de la témérité mais servie par des rencontres marquantes et durables et par une belle énergie, ce qui lui a permis de faire face avec succès à des situations parfois difficiles.

Aurélia est bien l’héritière de ses parents, tous deux artistes dans des domaines différents, la poésie pour Robert Cérulei (voir son portrait dans cette Galerie) et des collections de tessons de céramiques, dont elle fait des objets, pour Nicole Jalla. Et tous deux dotés d’une forte personnalité, comme Aurélia. C’est avec sa mère que commence son parcours textile. Au milieu des années 70, Nicole Renard, alors propriétaire du Mas de la Brune, brodeuse émérite, se lance dans la restauration de tapisseries, tout d’abord dans son mas. Nicole Jalla est la première de ses ouvrières. La petite Aurélia, cinq ans, y accompagne sa mère et joue à cache-cache avec quelques camarades dans ce lieu d’enchantement. Mais elle observe aussi le travail de sa mère et la broderie de Nicole Renard. Très vite, ce qui est devenu « l’atelier Bobin » s’installe Maison Arnaud, dans le village (voir le portrait de Claude Arnaud dans cette Galerie). Il monte en puissance et emploiera jusqu’à vingt-deux « bobines » (ainsi sont surnommées les ouvrières). Dès 17 ans, Aurélia elle aussi est une « bobine », pendant les vacances scolaires. Grâce à une formation professionnelle, elle passe le CAP de rentrayeuse (le rentrayage est une méthode, complexe, de réparation des tapisseries et des tissus). Surtout, elle apprend quantité de choses sur les techniques de tissage, sur les couleurs ; si elle n’en a pas conscience sur le moment, ces apprentissages s’avéreront primordiaux pour la naissance et le développement de sa démarche artistique.

En effet, cette activité rémunérée lui permet de financer ses études aux Beaux-Arts de Toulon, où elle est reçue à 20 ans, pour un « diplôme national d’art et technique ». Elle, qui s’ennuyait copieusement au lycée, se révèle alors à elle-même et se passionne pour ses études. Elle passe tout son temps à l’école et, trois ans plus tard, sort première de sa promotion avec les félicitations du jury. Diplôme en poche, pendant un an, elle dessine des stands et des bijoux pour un studio de création à Avignon. Puis le hasard lui fait rencontrer le monde de la mode et le directeur associé d’une maison de prêt-à-porter de luxe et de haute-couture. Ce directeur l’embauche pour dessiner avec lui une ligne de meubles et objets liée au savoir-faire français. C’est une première rencontre importante dans le développement du regard esthétique d’Aurélia. Elle a déménagé à Paris. Nouveau rebond, elle est embauchée par une « maison » spécialisée dans les moquettes tissées sur des métiers jacquard et les tapis sur mesure, fabriqués dans le monde entier : les établissements Flipo, dont l’usine est à Tourcoing. Elle y devient l’assistante de la styliste, rencontrée lors d’un précédent projet. Si elle retrouve ainsi la matière sur laquelle elle avait travaillé à l’atelier Bobin, c’est dans un tout autre cadre et dans une démarche de création qui lui convient parfaitement. Elle est en effet chargée du « sur mesure ». Et quelles mesures ! Parmi ses responsabilités figurent les commandes de clients très particuliers. Ainsi, Aurélia dessine-t-elle et supervise-t-elle la fabrication de 2000 m² de tapis pour un hôtel particulier de la place Vendôme à Paris ! En parallèle, elle observe la manière dont l’entreprise est gérée, sous le regard à la fois paternel et critique d’un directeur dont elle s’efforcera de faire son modèle lorsque, plus tard, elle dirigera sa propre entreprise. La styliste quittant Flipo, c’est tout naturellement qu’elle va lui succéder. Elle a 28 ans.

Mais voici que le goût de la découverte du monde s’empare d’elle. A vrai dire, pour Aurélia, qui voit le monde « comme un tissu », l’envie de tisser cette toile était survenue très tôt : cours de chinois au lycée, poursuivis aux Beaux-Arts. C’est ainsi qu’à 19 ans, elle était allée à Pékin pour quelques semaines : c’était la première fois qu’elle prenait l’avion, et même le TGV pour Paris ! Un deuxième voyage avait suivi quatre ans plus tard. Professionnellement, elle est en contact avec des interlocuteurs en Asie, où certains tapis sont réalisés. Les matières, les savoir-faire textiles de l’Asie, la fascinent. Mais, hasard de la vie, c’est vers le Brésil qu’elle va diriger ses pas, un pays auquel elle consacrera vingt années. Elle s’y rend une première fois pour trois mois, juste avant de devenir styliste. Un arrangement avec son employeur, fondé sur une activité caractérisée par des pics et des creux, lui permet en effet de s’absenter pour de longues périodes. Elle y va une fois, deux fois, trois fois. Elle s’éprend de ce pays qui lui inspirait plutôt des préventions. A chaque voyage, elle visite longuement une région, se familiarise avec la langue, qui ne lui semble pas très différente du provençal qu’elle entendait, enfant. Elle s’éprend également d’un Brésilien ; ils décident de se marier. A cette période, le début du millénaire, Flipo connaît des difficultés ; Aurélia est licenciée économique, elle franchit le pas et s’installe à São Paulo avec son mari.

C’est un choc. Certes, elle est déjà souvent allée au Brésil, mais y vivre de manière permanente, dans une culture très différente, marquée par une forte ségrégation sociale, c’est tout autre chose. Cependant, Aurélia est une battante, sait s’adapter et perçoit rapidement les opportunités que lui offre ce pays. Elle se sépare de son mari mais bénéficie d’un remarquable soutien de la communauté française. Des amis français l’hébergent et lui permettent d’ouvrir son premier atelier, ce qui va la conduire à créer son entreprise et sa propre marque, « A de Aurélia ». Elle commence par une ligne textile brodée pour la décoration et pour la table, puis s’enrichit d’une ligne de jouets fabriqués au Brésil : « petit chef », « je joue à la dînette », « je m’occupe de mon jardin », etc… Le succès est au rendez-vous, Aurélia embauche, ses produits sont vendus dans tout le Brésil.

Or, déjà plusieurs années auparavant, elle avait commencé à développer son art personnel, qui associe fils, tissus, papier. Après treize ans d’aventure entrepreneuriale, son art prend le dessus. C’est comme un besoin physique : elle a 45 ans, elle est en pleine possession de ses moyens mais ne peut se consacrer pleinement à tout. Elle choisit donc l’art, auquel elle va désormais consacrer toute son énergie. Elle s’installe alors à Paraty, petite ville côtière à mi-chemin entre São Paulo et Rio de Janeiro, ancienne ville coloniale habitée par des artistes depuis sa redécouverte dans les années 80. Elle va y rester sept ans, produisant beaucoup, se créant une clientèle d’amateurs et collectionneurs fidèles qui lui achètent ses tableaux. Puis survient la pandémie, particulièrement violente au Brésil. Aurélia se confine pendant sept mois. Elle échange régulièrement avec un curateur et agent d’artistes, travaillant entre la France et le Brésil, qui depuis l’aide professionnellement. Son travail évolue. C’est une période très créative, au cours de laquelle elle réalise un travail autour d’un arbre solitaire sur une plage à proximité de sa maison, « l’arbre à fils ». Témoin à ses yeux de la résilience du peuple brésilien face à la déforestation qui se poursuit, cet arbre est son « seul ami pendant cette période ». Son travail vaut à Aurélia d’être primée par une fondation française mais, un jour de 2021, l’arbre tombe, déraciné. Sans qu’Aurélia y ait pris garde, ses racines n’étaient plus dans le sable mais dans la boue, elles ont pourri. Bouleversée, elle y perçoit un signal personnel : il est temps pour elle se retrouver ses propres racines.

Elle les retrouve en revenant à Eygalières, où elle s’installe avec son compagnon, qui la soutient et l’encourage à établir son atelier dans le village. Forte de sa riche expérience et de toutes les amitiés profondes qu’elle a tissées, Aurélia Cerulei se projette dans l’avenir avec confiance.

17 janvier 2023