Manon Hude
Le goût et le toucher
A l’âge de trois ans, Manon Hude, toute jeune habitante d’Eygalières, percevait instinctivement les émotions des gens, sentant où ils avaient mal, les touchant. Près de trente ans plus tard, après quelques détours et beaucoup de travail, elle a développé ce sens inné du toucher, au point d’en faire son métier. De retour à Eygalières, elle l’exerce avec passion. La pratique de l’ostéopathie correspond aussi parfaitement à son désir, exprimé dès l’enfance, de « s’occuper des gens », de leur apporter aide et réconfort. Cette jeune femme équilibrée, mère d’un bébé de quatre mois, a également développé un autre des cinq sens, le goût, tant elle est passionnée de cuisine, là encore depuis fort longtemps.
Manon n’avait que deux ans quand elle est arrivée à Eygalières. En 1995, ses grands-parents, professionnels de l’immobilier impactés par la crise du Golfe, décident de se replier sur leur maison de vacances, qui se trouve à Eygalières. Valérie Lucien, la mère de Manon, suit le mouvement avec ses tous jeunes enfants (Manon a une sœur plus jeune qu’elle) tandis que Patrick, son père, poursuit son activité dans la région parisienne, où il est régisseur général dans le spectacle, un métier qu’il pratique toujours. Manon vit donc toute son enfance dans notre village ; elle fréquente l’école communale et se crée ses repères. Sa famille est ouverte, elle aime recevoir des amis. Ce sont « de bons épicuriens », comme elle dit, qui adorent cuisiner, chacun dans son style : son père pratique plutôt la cuisine traditionnelle française, sa mère plutôt des mélanges, une cuisine du monde. On est prêt à cuisiner pendant des heures, et naturellement à déguster avec plaisir ce qu’on a mitonné, à le partager avec d’autres. Manon n’est pas du tout insensible à cette ambiance culinaire, elle y prend goût. D’ailleurs, elle se souvient que, pour son dixième anniversaire, elle avait demandé à ses parents de l’inviter à déjeuner chez Bru, le restaurant gastronomique de l’époque à Eygalières. Mais dans cette famille, le « soin » est une préoccupation constante. Pour preuve, l’arrière-grand-père maternel de Manon a passé un diplôme de kinésithérapeute, même s’il n’a jamais exercé ce métier. Et le père de Manon sait pratiquer des massages. Elle-même, on l’a vu, manifeste très tôt une sensibilité aux autres. Son instinct compassionnel lui fait même imaginer, toute petite, de créer un « hôtel pour les pauvres ».
Cependant, elle ne va pas orienter tout de suite sa vie dans cette direction. Comme elle a de bons résultats scolaires, elle se laisse entraîner dans le parcours d’excellence des très bons élèves : après le bac, les classes préparatoires. En l’occurrence à Aix-en-Provence, où elle intègre une prépa aux écoles commerciales. Ce choix étonne bien sa mère, qui doute de sa pertinence pour sa fille. Ce en quoi elle a raison : Manon n’y trouve aucune satisfaction ; elle décroche en cours d’année. Un peu désorientée, elle part à Londres. Là, elle pratique des petits boulots, comme serveuse à Wimbledon. Surtout, elle acquiert un anglais courant – et prend le temps de réfléchir. Six mois plus tard, elle rentre en France en ayant fait le choix de son orientation : elle sera « dans le soin ».
Une année à Marseille de mise à niveau en sciences médicales, en diététique, la conduit à affiner ce choix : elle veut être ostéopathe. Elle n’a que 20 ans lorsqu’elle entame ces études dans l’école qu’elle a choisie, à Toulouse ; elle n’a donc vraiment pas perdu de temps. Ce seront cinq années intenses, de théorie et surtout de pratique, dont les deux dernières essentiellement consacrées à des stages. Manon illustre par un exemple le travail pratique que l’école fait faire aux étudiants : repérer simplement au toucher l’endroit où se trouve un trombone au milieu d’un paquet de feuilles. Au début de la scolarité, on y parvient au milieu de quelques feuilles : à la fin, au milieu d’une rame de papier. Pour ses stages, elle choisit de préférence d’être bénévole dans des associations, ainsi qu’à la Croix-Rouge. Ainsi, dans le cadre de l’association EHEO (à laquelle elle contribue encore aujourd’hui), elle donne des consultations gratuites à des personnes sans domicile fixe. Au cours des mois qui suivent sa sortie de l’école, Manon commence à pratiquer mais elle n’a pas encore les moyens d’ouvrir son propre cabinet ; elle assure donc des remplacements, un peu partout en France.
Mais au fait, qu’est-ce que l’ostéopathie ? Une première approche consiste, comme le dit Manon, à « redonner de la mobilité à une zone qui en a perdu ». Mais en réalité c’est beaucoup plus que cela. Je la cite : « une prise en charge de l’individu dans sa globalité », sur les plans physique, psychique, émotionnel et de la relation avec son environnement. Au fond, il s’agit de « redonner de la qualité de vie », y compris à des personnes qui doivent faire face à des problèmes chroniques voire à des maladies incurables. Pour y parvenir, l’ostéopathe « écoute » le corps humain avec son toucher, elle « sent » ainsi où se situent les points de blocage, les maux qui génèrent les symptômes dont se plaint le patient. Avant toute chose, elle procède à ce qu’elle appelle un « scanner général du corps », ce qui surprend parfois ses patients venus la voir pour un problème très localisé. Une fois le diagnostic établi, c’est encore avec le toucher que l’ostéopathe va soigner le patient, souvent dans la durée.
Revenons à son parcours. A la fin de ses longues études et après quelques mois de remplacements, Manon a besoin de prendre l’air. Avec Geoffrey, son compagnon, elle entame donc un long voyage en Asie : Vietnam, Laos, Cambodge, Philippines. Ils y font des rencontres merveilleuses, apprennent à pratiquer le langage du corps pour communiquer avec autrui faute de connaître la langue locale. Leur voyage dure cinq mois. En fait, ils étaient partis pour six mois et voulaient terminer par l’Indonésie, mais la pandémie les a contraints à rentrer en France plus tôt que prévu et à faire le gros dos en attendant que la situation permette de reprendre une activité professionnelle. Manon revient donc à Eygalières, chez ses parents. Et c’est là que, en cette période de pandémie, le pharmacien Guillaume Chabaud, fils d’Urbain (voir son portrait dans cette Galerie), qu’elle connaît bien, lui suggère d’assurer des consultations à domicile. Puis il n’entend que des compliments sur la pratique de Manon ; à la surprise ébahie de celle-ci, il lui suggère donc de s’installer dans le village. Il lui trouve un local certes peu commode, sans lumière (« une grotte » dit Manon), qui fut il y a bien longtemps le cabinet du Dr Augier, mais qui a le mérite d’exister, au centre du village. C’est ainsi que Manon s’installe comme thérapeute dans le village de son enfance, le village de son cœur. C’était au printemps 2020. Depuis lors, elle ne cesse de travailler, aujourd’hui dans un nouveau local, parfaitement adapté : la municipalité a transformé en cabinet paramédical l’ancienne poste, entretemps fermée.
A la fin de ses journées de travail, qui sont longues et fatigantes tant physiquement que souvent émotionnellement, Manon est capable de se mettre aux fourneaux chez elle pour préparer un plat dont elle a le secret. Son goût pour la cuisine, né dans l’enfance, ne l’a pas quittée mais s’est développé pour devenir une seconde passion – et même la première, ajoute son compagnon. Eclectique dans ses préférences, Manon aime la cuisine asiatique, les épices, sans pour autant tourner le dos à la cuisine traditionnelle. Son voyage en Asie lui a d’ailleurs permis de faire quantité de découvertes, qu’elle essaie de mettre en œuvre de retour chez elle.
La trentaine rayonnante, Manon Hude a trouvé sa voie. Le détour qu’elle a fait avant d’y parvenir n’a pas été inutile puisqu’il lui a permis de prendre conscience de ses affinités profondes, celles de son enfance. La boucle étant bouclée, elle est aujourd’hui parfaitement consciente de la chance qu’elle a d’exercer un métier où chaque jour, différent du précédent, apporte son lot de découvertes et de surprises, un métier qui lui permet d’échanger avec des personnes très variées. Et de le faire « chez elle », dans son village, à proximité des Alpilles où elle adore marcher, à côté de son compagnon et de leur tout jeune Timothée.
14 décembre 2023