Eygalieres galerie de portraits

Anne Davies

Conjuguer action et réflexion au service de l'humanitaire

Au pied du Petit Calan habite Anne Davies. Il y a plus de 25 ans qu’elle s’y est installée avec son mari Robin. Dans leur vie en perpétuel mouvement, faite de missions internationales et d’expatriation, Eygalières était un point fixe. Robin était haut fonctionnaire à l’Organisation Mondiale du Commerce, Anne travaillait et travaille toujours dans l’action humanitaire internationale. Tous deux avaient été séduits par la beauté et l’atmosphère particulière du village. Aussi avaient-ils l’intention de s’y établir progressivement de manière permanente. Mais le destin en a décidé autrement : la maladie a frappé Robin et l’a emporté il y a deux ans. C’est à Genève qu’il était soigné, et les séjours à Eygalières se sont faits plus rares. Maintenant, Anne, toujours aussi active, revient très régulièrement dans sa maison au pied du Calan ; c’est là que, dans le calme et la nature, elle réfléchit et écrit en toute sérénité.

Tombée par hasard dans la « marmite » de l’humanitaire, Anne Davies a très vite compris qu’elle en ferait sa vie ; une vie qui lui permettrait d’allier son inlassable curiosité du monde, son goût pour la réflexion et l’écriture et son attirance pour l’action. Car Anne aime s’impliquer dans l’action, vivre les situations concrètement, physiquement, en véritable baroudeuse.

Le coup du hasard est intervenu en 1980 à Madrid. Suite à ses études commerciales en Suisse, elle y avait exercé différents emplois dans des entreprises multinationales, avec le sentiment d’être peu utile. Elle débusque une petite annonce dans le « Times » : une organisation internationale cherchait quelqu’un maîtrisant parfaitement plusieurs langues. Anne répond. Et elle est embauchée par le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés (HCR) comme simple employée chargée de traduire des rapports et d’en établir des synthèses. Un travail de bureau, mais la matière humaine qui y est traitée stimule sa curiosité et lui donne une envie irrépressible d’aller sur le terrain. Alors, de proche en proche, elle mène sa barque dans l’univers de l’action humanitaire où interagissent gouvernements nationaux, agences des Nations-Unies et organisations non-gouvernementales. Avec des casquettes successives, des affectations diverses dans différents pays, elle accumule une expérience, acquiert une compétence, conduit une réflexion qui font d’elle aujourd’hui une véritable référence dans cet univers.

Certes, Anne a d’abord été aidée par le hasard, mais ensuite c’est avec sa volonté, sa détermination, son engagement qu’elle a construit son parcours.

Point de départ, son ouverture sur le monde, cette curiosité de l’étranger qui l’a poussée à apprendre les langues. Elle parle couramment l’anglais, l’espagnol, le français, l’allemand, j’en oublie peut-être… A peine son bac obtenu à Londres, pour la récompenser de ses efforts, son père l’envoie un an en Suisse faire des études commerciales. Puis elle passe sept ans en Espagne, où naît sa fille, et part à Genève pour le HCR. Par la suite, elle va vivre et travailler dans de nombreux pays, pour des durées plus ou moins longues : Vietnam, Cambodge, Bangladesh, Nicaragua et toute l’Amérique centrale, Bosnie, Croatie, Tadjikistan, République démocratique du Congo ; là aussi, j’en oublie certainement.

Le deuxième facteur qui oriente sa vie, c’est son goût pour la réflexion et l’écriture, héritage de ses études secondaires. C’est ce besoin d’étudier, de réfléchir, de comprendre, qui fera de son emploi au HCR bien plus qu’un travail de traduction ou de compilation et qui lui donnera l’envie de passer à l’acte en allant sur le terrain, et c’est le troisième axe majeur de son parcours. Elle alternera donc, selon les moments et les contraintes de sa vie, action et réflexion.

Lorsqu’elle arrive au HCR, c’est l’époque des « boat people » qui fuient la guerre au Vietnam. Son organisation est très impliquée pour sauver la vie de toutes ces personnes. A la lecture des rapports qui viennent du terrain, Anne a fortement envie d’en être, une envie qui ne la quittera jamais. Quand il s’agit de réfugiés, l’action est rarement facile, elle se déroule dans des milieux complexes et parfois dangereux. Il n’est pas aisé de la concilier avec une vie de famille. Mais Anne y est comme un poisson dans l’eau, d’autant qu’elle s’y sent utile, et c’est essentiel pour elle.

Les missions, le terrain, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Prendre toutes sortes de mesures pour gérer au mieux une crise. Faire en sorte que les réfugiés à la suite de cette crise soient pris en charge aussi bien que possible, compte tenu des contraintes locales, géographiques, politiques, militaires, climatiques, sanitaires ou autres. Gérer des milliers de personnes qui souvent ont tout perdu, inventer et mettre en œuvre des solutions avec des moyens humains et matériels limités.

Essayons d’illustrer cela. En 1991, Anne a 37 ans, le HCR l’expatrie au Cambodge pour trois ans. Les Khmers Rouges sont presque défaits, une paix encore fragile s’instaure dans ce pays détruit humainement et matériellement. « Chef de programme », Anne est chargée d’organiser le rapatriement et la réinstallation de dizaines de milliers de Cambodgiens qui ont fui leur pays et se sont réfugiés, pour la plupart, en Thaïlande. Affréter des bateaux, des trains – ah oui, mais il n’y a plus de chemin de fer, plus de techniciens. Alors, il faut mettre en place des programmes de reconstruction et de formation de personnels, financés par l’aide japonaise. Transporter les réfugiés là d’où ils viennent. Les aider à se réinstaller. Parmi les possibilités qui leur sont offertes, la plupart choisissent de recevoir du cash. Il faut donc assurer la livraison sur le territoire de sacs de billets, qui seront distribués. Donc louer un petit avion, qu’Anne accompagne une fois sur deux ou trois, qui fait le tour du pays. Organiser toute cette logistique, piloter une équipe multinationale, Anne y excelle et s’y sent parfaitement à sa place. Elle vit une vie passionnante tandis que Robin, pour partir avec elle, a dû mettre ses responsabilités entre parenthèses et …. s’occuper : enseignement, missions de conseil auprès de ministres, il est finalement nommé responsable local de l’Office International des Migrations.

Mission accomplie, Anne et son mari rentrent à Genève en 1994. Chacun reprend ses activités, mais pour répondre à la demande de Robin d’un meilleur équilibre entre le travail et la vie privée, Anne démissionne du HCR en 1997. La réflexion va alors prendre le pas sur l’action. Comme consultante, elle réalise des évaluations d’actions conduites par tel ou tel organisme, rédige un rapport sur les Etats faillis, un guide opérationnel sur la réinsertion de déplacés à l’intérieur d’un pays, … Ce nouveau positionnement lui donne plus d’autonomie, plus de liberté intellectuelle, lui permet de prendre de la hauteur. A travers ses écrits, individuels ou collectifs, elle gagne en notoriété et en autorité et devient progressivement une personnalité à la compétence indiscutée, une véritable référence. Elle fait aujourd’hui partie de la toute petite communauté de personnes qui exercent une influence réelle sur l’action humanitaire des Nations-Unies.

Mais elle regrette que la mémoire collective s’étiole et que soient oubliées des réussites du passé, qui pourraient être prises en considération pour gérer les crises d’aujourd’hui. Ainsi de l’action conduite en 1994-1995 par les Garde-côtes américains et le HCR lorsque des Haïtiens fuyaient leur pays par milliers : recueillies par les Garde-côtes, ces personnes étaient transférées sur des bateaux affrétés par le HCR, qui examinait sur ces bateaux chaque cas individuel. Seuls ceux qui pouvaient prétendre au statut de réfugié débarquaient sur le territoire américain, les autres – la très grande majorité – étant reconduits à Haïti. Un exemple pour la crise migratoire en Méditerranée ?

Si Anne Davies est aujourd’hui une « sage » de l’action humanitaire internationale, le besoin d’être sur le terrain ne l’a pas quittée, et il n’est pas rare de la voir, équipée d’un gilet pare-balles, sur des sites dangereux, dans des avions de transport de troupes, … Mais elle ne manque pas une occasion de revenir à Eygalières.

6 août 2018