Edmond Charrade
Rigueur et partage
Derrière sa moustache, sa carrure de rugbyman et son caractère un peu bourru, Edmond Charrade dissimule un cœur en or. Cet agriculteur qui s’est installé à Eygalières il y a 46 ans y a bâti une exploitation performante tout en consacrant beaucoup de temps, d’énergie et d’attention à des responsabilités collectives, qui lui ont permis de construire plutôt que de représenter des intérêts, fussent-ils collectifs. S’il devait avoir une devise, ce pourrait être : « rigueur, volonté, partage ».
La rigueur, qui transparaît dans la manière dont il s’exprime, il la tient sans doute d’abord de son père, notaire à Saugues, village de la Haute-Loire, où Edmond est né comme ses trois frère et sœurs. Cet homme, un intellectuel, en son temps le plus jeune notaire de France, était un professionnel reconnu. Ancien combattant des deux guerres, chevalier de la Légion d’honneur, il emmenait parfois Edmond lors de ses tournées dans la campagne. La rigueur, Edmond devra aussi la cultiver lors de ses études à l’école d’agriculture de Cibeins, dans l’Ain, qu’il intègre à 16 ans et où il va côtoyer Patrice Renaud (voir son portrait dans cette Galerie). Une école qui associe connaissances théoriques et expériences concrètes.
La volonté fait aussi partie de son code génétique. Il la voit d’abord à l’oeuvre avec sa mère qui emmène ses enfants vivre quelques années à Clermont-Ferrand pour leur offrir un enseignement de qualité. La volonté se manifeste pour lui quand il désire entreprendre des études d’agriculture alors qu’on l’avait inscrit dans une école de commerce, orientation qui ne l’intéressait pas : au contact de son grand-père paternel, homme de la terre, propriétaire de deux fermes, il avait pris goût à la vie rurale. De la volonté, il lui en faudra aussi à Cibeins, tant le rythme est rude (selon Edmond, cela lui aura permis de passer plus facilement l’épreuve de ses 26 mois de service militaire à l’époque de la guerre d’Algérie). Volonté encore lorsque, à 26 ans, déjà père de deux enfants, il choisit de se mettre à son compte sur une petite propriété à Eyguières, sur le versant Sud des Alpilles, acquise en empruntant beaucoup.
Le partage, c’est aussi un acquis de Cibeins, décidément le socle de la personnalité d’Edmond. Cette « école de la vie » est une école de la solidarité, sans laquelle, dit-il, « on ne pouvait pas s’en sortir ». Il y obtient à 21 ans un diplôme d’Etat, avec lequel il va travailler quelque temps pour l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Il s’interrompt pour partir au service militaire, revient un temps à l’INRA puis décide de se lancer par lui-même. Le goût du partage, Edmond le met aussi en œuvre lorsqu’il contribue aux premiers pas de l’entreprise Richel. Pierre Richel, originaire des Alpes, avait ouvert un magasin de produits phyto-sanitaires à Eyguières et représentait les serres Promosol, entreprise qui un jour fait faillite. Pensant à produire lui-même des serres, Pierre Richel a l’idée cintrer une barre des étagères de son magasin, en présence d’Edmond. C’est ainsi qu’a été produit le premier arceau des serres Richel, entreprise aujourd’hui présente dans le monde entier. C’est toujours le goût du partage lorsqu’Edmond accueille et conseille Patrice Renaud, arrivé du Maroc en Provence en 1976. Et encore ce même goût lorsqu’il diffuse auprès de ses collègues les enseignements de sa propre exploitation, ou bien lorsqu’il crée des relations et échange des informations avec les coopératives de distribution. Par la suite, il mettra largement ce goût du partage au service de sa profession, de ses collègues et du développement de l’agriculture.
Lorsqu’il se lance à son compte à Eyguières, son épouse, citadine, ne peut pas le suivre dans ses activités et va travailler à l’extérieur. Le couple se sépare. Edmond ne peut pas travailler seul, il est alors secondé par une jeune femme d’origine espagnole, Amparo, qui très vite partage sa passion pour ce métier. Ouvert aux innovations, Edmond est rapidement convaincu des avantages de la culture sous serre pour son activité maraîchère. Il n’a pas les moyens de s’acheter des serres vitrées mais l’arrivée du plastique au milieu des années 60 lui permet d’être parmi les premiers à monter des « tunnels », d’abord chez lui puis sur des terres prises en fermage. Avec Amparo, ils décident de réaliser quelque chose ensemble. Pour cela il faut plus de terres, mais ils n’en trouvent pas sur place à un prix acceptable. C’est ainsi que, ayant rapproché leurs destins, ils vendent la propriété d’Eyguières et s’installent à Eygalières en 1973. Edmond a 40 ans. 1973, année très intense. Amparo et lui font tout en même temps : réaménager la propriété pour y installer leurs serres (Nord-Sud), en arrachant des rangées entières de cyprès, à la grande surprise de leurs voisins ; construire deux maisons. Et même donner naissance à leur fils Philippe, naissance suivie quinze mois plus tard par celle de Sylvie, aujourd’hui conseillère municipale à Eygalières.
Ils développent leur exploitation au prix d’engagements financiers considérables, accompagnés par le Crédit agricole, qui n’est pas toujours rassuré par les volumes en cause mais convaincu par les dossiers « en béton » préparés avec l’aide de la Chambre d’agriculture. Emprunts énormes, remboursements énormes mais le succès est au rendez-vous. Alors qu’Edmond est au mitan de la cinquantaine, il entre dans la phase des bénéfices, dont il dit avec discrétion « ça a été intéressant ». Très tôt, son fils Philippe a choisi une formation agricole et a commencé à travailler sur l’exploitation où, lorsqu’il a pris sa retraite, son père lui a passé officiellement le relais, rejoint un peu plus tard par Sylvie.
Pendant tout ce temps, malgré ce rythme, Edmond se consacre aussi à des activités extra-professionnelles. S’il y parvient, c’est grâce à Amparo qui, très vite, a acquis des compétences exceptionnelles pour devenir l’alter ego d’Edmond à la tête de l’exploitation. A Eyguières, il est président du Syndicat des exploitants. Plus tard, il est administrateur de la Mutualité sociale agricole du département pendant huit ans, aux côtés de Robert Coste (voir son portrait dans cette Galerie), qui en est le président. Au bout du compte, il préfère agir plutôt que représenter. La Chambre d’agriculture, alors présidée par Léon Vachet, futur député des Bouches-du-Rhône, va lui en donner la possibilité. Edmond devient président de son Service du développement. Avec son équipe, il crée dans le département six Centres d’études techniques agricoles maraîchers (CETA), structures dans lesquelles des agriculteurs se regroupent pour réaliser des travaux d’étude et les diffuser. Mais, en désaccord avec Léon Vachet sur la gestion de la Chambre d’agriculture, il en démissionne en 1987, une démarche peu habituelle mais qui témoigne de son caractère tranché. Quelques années plus tôt, on lui a demandé de créer une « station régionale d’expérimentation » légumière, qui faisait défaut en Provence. Plutôt que de monter un nouvel organisme alors que la région ne manque pas d’institutions agricoles, il met en place une structure de coordination entre ce qui existe déjà. Edmond réussit parfaitement à faire travailler ensemble les uns et les autres, ce qui montre qu’il sait aussi faire preuve de diplomatie. La station est créée en 1983, on lui en confie la responsabilité et il la pilotera pendant 17 ans, jusqu’en 2000 ; il a alors 67 ans. Témoignage de reconnaissance, la croix d’officier du Mérite agricole lui est conférée, remise par le même Léon Vachet, avec qui les ponts n’avaient jamais été rompus.
A 86 ans, Edmond Charrade reste très présent sur son exploitation. S’il regarde derrière lui, il peut être fier de ce qu’il a fait ; je le cite : « je ne suis pas riche, mais j’ai réussi ». Au prix d’un travail énorme, avec Amparo, il a construit une exploitation durable. Tant comme entrepreneur que comme mandataire au service d’intérêts collectifs, il s’est gagné l’estime et le respect de ses pairs. Tout cela au prix, certes, de sa santé. Mais Edmond est heureux de pouvoir retrouver chaque année ses anciens condisciples de Cibeins. Et plus encore de pouvoir emmener tous les étés ses quatre petits-enfants dans sa Haute-Loire natale et de s’occuper d’eux.
18 décembre 2019