Patrick Montagard
« Il faut cultiver notre jardin »
Patrick Montagard habite dans le centre du village avec sa mère Palmyre, dont le prénom particulier et la silhouette fine appartiennent presque au paysage depuis toujours. Avant sa naissance, ses parents avaient acheté cette petite maison pour y installer successivement un salon de coiffure et un magasin de miel. Conducteur de trains, basé à Paris, Patrick a vécu une grande partie de sa vie adulte en dehors de son village, auquel il est cependant resté très attaché, heureux aujourd’hui de pouvoir y vivre à nouveau comme dans sa jeunesse. A l’instar d’autres Eygaliérois, il a dû s’installer au Nord pour travailler, ce qu’il a regretté à l’époque. Mais se plaindre n’est pas son genre : c’est sa nature de voir le côté positif des choses plutôt que leur côté négatif ; sa capacité d’adaptation, son goût pour le travail et sa curiosité innée font le reste.
Les 27 années où Patrick a exercé le métier « d’agent de conduite » à la SNCF ont structuré sa vie, beaucoup plus qu’on ne pourrait l’imaginer. Rendez-vous compte : la journée de travail peut commencer à 10h, 15h, 17h ou 23h. A Paris, Dijon ou Lyon. Il a régulièrement deux à trois jours de repos mais jamais les mêmes jours. Il connaît son programme à l’avance mais celui-ci diffère d’une semaine à l’autre. L’organisme doit pouvoir s’adapter à ce rythme ou plutôt à cette absence de rythme, qu’il s’agisse du sommeil ou de l’alimentation. Heureusement, l’organisme de Patrick est de bonne composition et a « digéré » tout cela. Il a aussi su faire face à l’inévitable dose « d’incidents » que connaît tout conducteur de train – les accidents graves de personne comme on dit de nos jours, autrement dit les suicides sur les voies : trois en moyenne pour chacun. Pendant toute sa carrière, Patrick lui aussi en a vécu trois. Il n’en est pas resté traumatisé mais ce sont des situations difficiles, d’autant que dans son cas ces trois événements ont eu lieu au cours d’une période très courte, à quatre-cinq ans de la retraite.
Contrepartie positive de ces contraintes, il peut revenir à Eygalières quasiment toutes les deux semaines. Mentionnons aussi la diversité des activités car Patrick – qui n’a pas connu « la vapeur » - a conduit toutes sortes de locomotives, les machines électriques, BB, 2D2 (les plus lourdes, presque 86 tonnes), les motrices de trains de banlieue, les locomotives diesel de manœuvre et jusqu’au TGV lors d’essais d’endurance entre Paris et Tours. Un vrai bonheur pour quelqu’un dont la curiosité ne connaît pas de limites. Contrepartie plus lourde, cependant : son métier n’est pas compatible avec une vie de famille ; Patrick ne s’est pas marié et n’a pas eu d’enfants.
Comment est-il arrivé là ? Ce n’était certes pas une vocation, plutôt le produit du hasard. Patrick a fréquenté l’école communale d’Eygalières, mais à la fin du cycle primaire, son instituteur s’oppose à son passage en sixième : « tu es un manuel » - ce dont Patrick lui garde toujours une solide rancune. Il suit donc un enseignement technique, d’ajusteur-tourneur puis de dessinateur, enfin le lycée technique à l’Isle-sur-la-Sorgue. Lorsqu’à 22 ans il recherche un travail stable, c’est son oncle, retraité des chemins de fer à Marseille, qui le pousse à poser sa candidature. 1971, c’est encore l’époque du plein-emploi. Quasiment du jour au lendemain, il est convoqué à Paris. Il passe des tests et l’embauche est là, le 1er janvier suivant. Suivent 16 longs mois de formation théorique et pratique. « Tout est à la virgule près », dit Patrick. Mais il passe les épreuves avec brio car s’il n’est pas manchot, loin de là, il n’est pas qu’un manuel : il aime chercher et apprendre.
Il aime aussi travailler, je dirais même que son équilibre personnel exige de travailler. Dur à la tâche, il ne ménage pas sa peine. D’ailleurs, il a commencé à travailler bien avant d’entrer à la SNCF. Adolescent, six ans d’affilée, il passe l’été à Boulouris, un quartier de Saint-Raphaël où est implantée la colonie de vacances de la ville d’Avignon, comme aide-cuisinier auprès de son cousin qui en est le chef-cuisinier. Là, il apprend à faire la cuisine, ce qui l’aidera bien dans sa vie de cheminot où il prendra l’habitude de se préparer à l’avance des repas pour une ou deux semaines. Mais il en a fait, d’autres métiers ! Tout jeune, ramasser des légumes dans les champs, charger des camions de fruits et légumes, faire des travaux de plomberie … Avant d’être embauché à la SNCF, il est facteur intérimaire à Eygalières pour remplacer le maire Paul Meynier.
Après 27 ans, le 10 septembre 1999, Patrick part à la retraite à 50 ans pile, comme c’est la règle pour les « roulants » de la SNCF. Pas question de se reposer, bien entendu. Fort de ses compétences culinaires, il est d’abord cuisinier du Bar du Progrès pendant deux ans. Puis le maire Félix Pélissier lui demande de gérer bénévolement la salle polyvalente du village, ce qu’il fait pendant quatre ans, avant de passer la main. Aujourd’hui, il est en charge de parcelles d’oliviers, qu’il taille – 600 arbres au total. Un savoir que son père lui avait enseigné.
Son père, Roger Montagard, est issu d’une famille de paysans originaire de l’enclave de Valréas ; il est né à Mollégès. Palmyre, sa mère, est quant à elle d’origine espagnole : huit ans avant sa naissance, ses parents sont arrivés en France en 1920 en provenance de la région d’Alicante. Roger a d’abord été coiffeur ; à l’époque on en comptait trois à Eygalières – tous pour hommes. Mais progressivement les clients se raréfient et en 1970, à 45 ans, Roger Montagard se lance dans l’aventure de l’apiculture. Il apprend tout à partir de zéro, achète des ruches au curé de Cabannes et commence à produire. Le salon de coiffure installé dans la petite maison achetée en 1948 est reconverti en magasin, tenu par Palmyre. Roger fait tout, il va jusqu'à fabriquer ses ruches lui-même, en hiver. Et cette activité devient une véritable industrie artisanale, avec au bout du compte un vrai succès. Bon an mal an, ce sont près de sept tonnes de miels de différentes origines qui sont produits et vendus chaque année, dont trois à quatre tonnes de miel de lavande, et même six tonnes une année exceptionnelle. Le miel Montagard est réputé ; la boutique ne désemplit pas, le miel est vendu dans la région, expédié en Suisse et en Allemagne. Mais vingt ans après s’être lancé dans ce nouveau métier, Roger décède d’un cancer en 1990, à 65 ans. C’est Frédéric, le frère cadet de Patrick, de 13 ans plus jeune, qui a vocation à reprendre le flambeau, ce qu’il fera pendant cinq ans. Mais, peut-être en raison de son emploi précédent où il soudait des métaux, il est atteint de la maladie de Hodgkin, dont il meurt à 33 ans à la suite d’un traitement inadapté. La mort dans l’âme, la famille doit se résoudre à cesser cette activité, à laquelle Patrick lui-même aura contribué lorsque son activité professionnelle le lui permettait. Il en garde une remarquable connaissance de l’apiculture, sujet sur lequel il peut être intarissable.
C’est que, lorsqu’il ne travaille pas, Patrick adore faire des recherches de toute nature. Il a ainsi retracé l’histoire de sa famille jusqu’à la Révolution. Très jeune, il commence à pratiquer deux collections, alimentées par son goût pour l’histoire et pour les recherches. Quand il avait 14 ans, son père lui a offert des timbres qu’il avait régulièrement achetés à la poste. Cela a éveillé sa curiosité, il s’est mis à en acheter lui-même, économisant sur son argent de poche lorsqu’il était adolescent. Il est ainsi devenu philatéliste, fréquentant l’Hôtel Drouot à Paris lorsque ses nuits de travail le rendaient disponible dans la journée. Des timbres, on passe facilement aux lettres et aux « vieux papiers », documents historiques, textes officiels, etc … Passionné par la Révolution française, Patrick a commencé à en collectionner en se focalisant sur des documents liés à la Provence. Ainsi, il consacre une partie de son temps à cette passion qui excite son imagination et sa curiosité, le conduisant chaque fois à de nouvelles recherches.
Voltaire fait dire à Candide « il faut cultiver notre jardin ». Eh bien, Patrick Montagard met cette maxime en œuvre chaque jour, au sens propre comme au sens figuré.
24 avril 2019