Eygalieres galerie de portraits

Chiara de Bonnecorse

Attachée à sa terre et libre dans sa tête

A Eygalières, le nom de Chiara de Bonnecorse est indissociablement lié au domaine de Roquemartine, de l’autre côté des Alpilles, dont la société de chasse comporte plusieurs Eygaliérois. Chiara de Bonnecorse est aussi l’arrière-grand-mère de deux jeunes enfants qui fréquentent l’un l’école et l’autre la crèche de notre village. Plus encore, au cours des soixante années qui se sont écoulées depuis qu’elle s’est établie à Roquemartine, elle a noué ici de nombreuses amitiés qui en font une figure familière du village. Et pourtant, il n’était inscrit nulle part que son destin personnel la conduirait à s’enraciner dans ce domaine au cœur des Alpilles. Adolescente élevée dans une famille de la bonne société italienne, transplantée en Angleterre à 11 ans, demandée en mariage à 15 ans par l’héritier de plusieurs lignées nobles de la Provence, elle épouse celui-ci à 21 ans et avec lui, au prix de beaucoup de travail pendant de longues années, redresse et met en ordre le domaine et le château de Roquemartine.

Imaginer la vie de cette adolescente ne va pas de soi, tant le monde de son enfance semble s’être évanoui dans les limbes de l’histoire. Aînée de trois filles, elle naît dans l’Italie royale et mussolinienne. Sa famille habite une grande villa à Varèse, au Nord-Ouest de Milan, avec du personnel (femme de chambre, cuisinier, chauffeur, …). Le père de Chiara est pilote dans l’aéronautique militaire. Sa mère est née à Londres, dans une famille qui a fait fortune en Chine au temps des « traités inégaux ». Elle a pour grand-mère une nièce de Caroline Murat, la plus jeune soeur de Napoléon. Le mode de vie de la famille Della Pura Onorati est celui d’une époque et d’un milieu, celui de la bonne société italienne entre les deux guerres: Chiara est instruite chez elle par deux préceptrices, dont une qui lui enseigne en français ; en juin de chaque année elle se rend à l’école pour passer l’examen d’accès à la classe supérieure. Pour autant, les trois sœurs ne sont pas élevées dans du coton : la discipline paternelle est sévère, au point que, se souvient Chiara, quand son père les corrigeait, les chiens cherchaient à le mordre. C’est le temps de la guerre, avec ses tragédies et ses vicissitudes politiques. En 1946, le roi Umberto II, qui n’aura régné que 35 jours, abdique. Le père de Chiara, un de ses grands amis, démissionne de l’armée et part l’année suivante en Angleterre où sa femme a ses racines.

C’est ainsi que se conclut la première partie de l’enfance de Chiara : à 11 ans, elle s’installe avec sa famille en Angleterre, à Hastings, là où Guillaume le Conquérant a débarqué en 1066. Elle termine sa scolarité en Angleterre. Bien qu’elle n’ait commencé à apprendre l’anglais que vingt mots par vingt mots, sous la conduite de son père, elle s’y glisse comme naturellement. A l’école secondaire anglaise, elle est première en classe d’anglais ; elle passe ensuite les concours d’entrée à Oxford et Cambridge et est reçue aux deux. Elle se décide pour Girton College, l’un des deux collèges féminins de Cambridge, dont elle sort diplômée en 1958. Au-delà de son diplôme, elle prend conscience de la capacité de ses camarades de collège à bien fonctionner en groupe, ce dont elle tirera profit en pratiquant toute sa vie, avec assiduité et bonheur, les voyages dans le monde organisés par les anciens élèves de son collège. Plus encore, elle intègre parfaitement la culture et le mode d’être anglais : aimant se placer au second degré, se gardant d’exprimer ses émotions et moins encore ses sentiments, Chiara semble aujourd’hui finalement plus anglaise qu’italienne malgré son prénom et son nom « de jeune fille ».

Entretemps sa vie a pris un tour très inattendu. Faisons un saut en en arrière : en 1949, alors qu’elle a 13 ans, sa mère l’envoie en France pour parfaire son français, que la demoiselle Brambilla, l’un de ses deux préceptrices, lui avait enseigné en Italie. Elle arrive au château de Roquemartine, un lieu passablement délabré, sans aucun confort, habité par un vieux général, Henri de Gondrecourt, qui avait été le chef de la mission militaire française à Rome lors de la première guerre mondiale et y avait fait la connaissance de la famille de Chiara. Cette dernière, habituée à un certain train de vie, est effarée de ce qu’elle découvre là : « j’ai cru qu’il y avait eu un tremblement de terre », dit-elle. Relation de cause à effet ou pas, elle contracte la jaunisse et son père accourt pour l’exfiltrer après seulement un mois de séjour.  Or, trois ans plus tôt, le jeune Alban de Bonnecorse de Benault-Lubières, sorti de l’école d’agriculture de Purpan, s’était installé à Roquemartine pour remettre d’aplomb ce domaine resté dans sa famille depuis le XIIè siècle – un cas très rare parmi les propriétés en Provence. Alban est le rejeton de plusieurs grandes familles provençales – de Benault, de Lubières, d’Albe - ; les Lubières ont possédé un temps une bonne partie de la Provence. C’est un Bonnecorse, descendant des Buonacorsi, banquiers du pape arrivés en Comtat-Venaissin en 1305. Alban a dix ans de plus que Chiara. Son lignage prestigieux ne l’empêche pas d’avoir connu une enfance particulièrement difficile : son père, officier comme celui de Chiara, est mort dans une embuscade en juin 1940, alors qu’Alban avait 14 ans et alors que sa mère était enceinte de deux jumeaux, qui sont donc nés post mortem. En pleine tourmente, Alban s’est ainsi trouvé très jeune chargé de lourdes responsabilités, aux côtés de sa mère et de ses tout jeunes frère et soeur.

Entre les deux jeunes gens naît un sentiment. Chiara partie, ils s’écrivent chaque jour. Lorsqu’elle a 15 ans, Alban la demande en mariage. Elle accepte, se fiance, mais son père lui impose d’avoir « un bout de papier en poche » avant le mariage - d’où ses études à Cambridge. Dès les 21 ans de Chiara, ils se marient en grande pompe à l’église Santa Maria Novella de Florence. Elle retourne à Cambridge pour un an, puis s’installe pour de bon à Roquemartine.

Commence une vie de dur labeur pour elle, comme c’est déjà le cas pour Alban. Lui s’occupe des terres, largement délaissées pendant la guerre et abandonnées par les fermiers – Chiara raconte qu’à la fin des années 40, on y tuait 13 000 lapins par an. Au prix de beaucoup de travail, Alban en fait une exploitation qui fonctionne bien. Il s’implique dans les instances collectives, ce qui lui vaut d’être nommé officier du Mérite agricole. Chiara restaure l’immense château qui, jusqu’alors résidence d’été, manquait de tout. Elle contribue aussi aux travaux agricoles, au ramassage quotidien de milliers d’œufs, … Ses mains de travailleuse manuelle témoignent éloquemment de tout ce qu’elle a fait elle-même. Les années passent, ponctuées de rares voyages, en Europe avec Alban, vers des destinations plus lointaines pour Chiara seule : Chine, Birmanie, Ethiopie, Russie, … Elle adore ces voyages, qui lui offrent une ouverture sur le monde et lui rappellent souvent ses années de collège. Leurs deux enfants, Bertrand et Patricia, grandissent ; naissent trois petits-enfants (dont l’un travaille aujourd’hui au domaine depuis quelques années) puis six arrière-petits-enfants. L’âge avance, et Alban disparaît en 2012, à 86 ans, laissant Chiara seule dans son grand château, entourée de ses nombreux souvenirs familiaux et près de ses chiens, comme elle l’a été depuis toute petite.

Avec sa personnalité riche et multiple, Chiara déploie depuis soixante ans à Roquemartine ses qualités de « femme d’entreprise » exigeante en se vouant avec constance et détermination à la cause du domaine. Elle y a trouvé son bonheur dans la discrétion et la satisfaction d’arriver à ses fins. Mais ce sens de la discipline lié à l’éducation paternelle est contrebalancé par une indépendance d’esprit et une distance à l’égard des conventions qui lui font manier le paradoxe avec espièglerie, pour le plus grand plaisir de ses amis. D’esprit libre et curieuse du monde, elle a su, grâce à la compréhension complice de son mari, s’échapper pour des voyages lointains ménageant les temps de respiration nécessaires à son équilibre personnel et lui laissant aujourd’hui des souvenirs dans lesquels elle se replonge avec beaucoup de plaisir au gré de conversations où elle virevolte d’une langue à l’autre et d’une pensée à l’autre. Ainsi va Chiara de Bonnecorse, libre dans sa tête, italienne de naissance, d’une éducation très anglaise, française par choix et par attachement à un domaine.

9 juillet 2019