Eygalieres galerie de portraits

Francinette Perrot

Accepter sereinement ce que la vie vous réserve

Souriante, bien droite, aimant conter, Francinette Perrot porte un regard à la fois étonné et serein sur ce qu’a été sa vie dans ce village d’Eygalières où elle est née et où elle a vécu, comme de nombreuses générations avant elle. A posteriori, elle est un peu étonnée d’avoir accepté avec philosophie les vies qui se sont présentées à elle sans qu’elle les ait vraiment choisies : paysanne, épicière, factrice. Et sereine car contente de cette vie qu’elle a menée, une vie où pourtant elle n’a pas ménagé sa peine, où elle a beaucoup trimé. A 93 ans « et des poussières », si elle est bien obligée de constater les effets de l’âge, Francinette dégage une impression d’optimisme et de solidité.

Converser avec elle, c’est d’abord évoquer des images, des souvenirs qui l’ont marquée et qui lui reviennent avec force. La vie de trois générations en communauté lors de son enfance. Ses grands-parents maternels, producteurs de graines : sa grand-mère vêtue de son tablier aux nombreuses poches pour les ramasser ; son grand-père, le mouchoir autour du cou, faisant tourner le tarare (qu’on appelle aussi vanneuse) pour séparer les grains de la balle, ce à quoi elle-même s’exerçait, sans toujours beaucoup de succès car il fallait « avoir le coup ». Cinsault, grenache, les noms des cépages à partir desquels son père produisait son propre vin rosé, le seul qu’il buvait. Et la vision abominable de l’effet du gel lors du terrible hiver 1956-57 : « on se lève le matin, et dans le champ, il n’y a plus rien, plus rien du tout, tout est mort ».

C’est que Francinette est d’abord une « paysanne ». Elle dit : « mes parents ont fait les paysans, il n’y avait pas de raison que moi, je ne fasse pas la paysanne aussi ». Et paysanne, elle l’a été presque toute sa vie, même lorsqu’elle distribuait le courrier à Eygalières puis à Cabannes : la tournée achevée, elle rejoignait son mari dans les champs. La poursuite d’une vocation ancestrale, collective plus encore que familiale. La famille de Francinette, Goudet du côté de son père, Perrot du côté de sa mère, pratique l’agriculture depuis des générations. D’ailleurs, jusque dans les années 60-70, la plupart des familles d’Eygalières vivent de cette activité. Pour elle, l’acceptation de son destin va de soi, la discipline est une seconde nature, il ne lui vient pas à l’esprit de la contester.

Comme tous les enfants à cette époque, elle passe le certificat d’études, en 1938 : elle a 12 ans, elle aurait été capable de le passer plus tôt mais elle a dû attendre trois ans pour atteindre l’âge minimal. Son père, dont Francinette dit pourtant qu’« il n’y avait pas plus gentil que lui », célèbre à sa manière le succès scolaire de sa fille, en lui offrant des boucles d’oreille, et … une binette neuve ! Manière de dire : « maintenant, au travail ! » Francinette était cependant une très bonne élève, première du canton à l’examen du certificat, ce n’est pas rien ! Pendant plusieurs années, elle emprunte des livres à son institutrice Mme Estienne, qui avec son mari a formé de nombreux jeunes Eygaliérois, laissant chez eux un profond souvenir. Francinette aurait bien aimé poursuivre ses études mais sa famille n’en a pas les moyens. En fait, seuls les élèves qui ont en ville de la parenté ou des connaissances capables de les héberger vont entrer au lycée.

La guerre survient alors qu’elle est adolescente. Son père, né en 1899, a eu le rare privilège d’échapper à la Grande Guerre (on l’enverra cependant en occupation en Turquie) ; il est épargné par la seconde aussi, mais Lucien Goudet, le fils aîné, est envoyé deux ans en Allemagne. Peut-être est-ce alors que lui vient le désir d’une autre vie car, très vite après son retour, il déclare « je ne suis pas fait pour être paysan ». Et en effet, il deviendra secrétaire de mairie à Eygalières, poste qu’il occupera pendant de nombreuses années.

Francinette, elle, reste paysanne. Elle épouse un paysan, René Perrot, lui aussi issu d’une famille d’Eygalières. Tous deux habitent avec les parents de Francinette, ils travaillent les terres en maraîchage. Un travail dur, répétitif, peu rémunérateur et surtout aléatoire. Tellement aléatoire que le grand gel de l’hiver 1956 les force à changer de vie.

Alors, René va aller « faire le maçon », employé par Grosso, la seule entreprise de maçonnerie de l’époque. Francinette, elle, voit s’ouvrir une autre perspective. Sa tante Sidonie tient une petite épicerie-mercerie dans le village ; depuis des années elle a répété à sa nièce qu’elle la lui laisserait à sa retraite. Et justement, elle s’arrête en 1957 ; Francinette reprend en location ce magasin situé au début de l’avenue Jean Jaurès. Il faut se le représenter : un tout petit local, d’une dizaine de mètres carrés seulement, quasiment un couloir. A l’époque, le village compte une dizaine d'épiceries. Il ne faut donc pas espérer faire fortune, cela rapporte tout juste de quoi vivre. Mais ils habitent au-dessus du magasin, enfin dans un logement à eux, avec la petite Sylvie née entretemps. Et pendant les cinq années où Francinette tiendra l’épicerie, son mari va construire leur maison, de ses mains et avec le concours de son patron qui lui prête du matériel, sur un terrain appartenant à son beau-père. C’est là que Francinette habite toujours, aujourd’hui sans René, disparu il y a deux ans.

A 36 ans, elle change à nouveau d’orientation. Le facteur d’Eygalières s’apprête à prendre sa retraite et lui propose de le remplacer ; elle hésite car elle doit s’occuper de ses parents vieillissants. Puis elle accepte et est embauchée, d’abord comme intérimaire. C’est une employée un peu particulière : au bout de presque un an, la direction s’aperçoit qu’elle n’a pas pris un jour de congé et s’en étonne. Cela n’était tout simplement pas venu à l’esprit de Francinette … Elle fait sa tournée à pied et sur son Solex personnel. Elle a un revenu assuré mais c’est un métier « gagne-petit », tout de même. Après quelques années, elle passe un concours pour pouvoir progresser. Dans ce cas, la règle est un changement d’affectation. On propose de l’envoyer à Paris. Elle a 45 ans, elle n’en a aucune envie. C’est non. Marseille ? Non ! Nice ? Non ! Mais lorsqu’on lui propose Cabannes, à une dizaine de kilomètres d’Eygalières, elle accepte.

Elle y restera huit ans, jusqu’au moment de sa retraite, prise à 60 ans, 48 ans après qu’elle a commencé à travailler. Lorsqu’elle y est nommée, elle vient tout juste de passer le permis de conduire, donc elle va là-bas chaque jour, au volant de sa voiture, pour faire sa tournée sur une mobylette du service. Mais sa journée de travail ne s’arrête pas avec la fin du service : à l’âge de 45 ans, son mari est retourné à la terre. Le salariat lui pesait, tout autant que les lourdes charges que doivent porter les maçons sur leur dos. Alors, chaque soir, Francinette le rejoint pour travailler la terre.

Mais elle a besoin de fenêtres sur le monde. La lecture, à laquelle elle s’adonne avec délectation, en fait partie. En outre, tous deux retraités, ils participent à de nombreuses reprises aux « voyages du maire ». Ce sont des excursions de quelques jours en Europe qu’organise Mireille Bouche, l’épouse disparue il y a peu de Félix Pélissier, maire pendant 31 ans et camarade d’école de René Perrot. Ces découvertes sont source de grands plaisirs pour Francinette.

Mais Eygalières est décidément sa patrie. En travaillant plusieurs années à Cabannes, elle a pu mesurer à quel point la relation entre les gens est particulière dans son village. Elle lui a apporté, elle aussi, en présidant pendant dix ans l’Association des donneurs de sang bénévoles. Aujourd’hui, elle est toujours heureuse et sereine d’y vivre, d’avoir près d’elle sa fille Sylvie et son gendre Jean Haldy, et à proximité ses trois petits-enfants et ses six arrière-petits-enfants.

12 novembre 2019