Eygalieres galerie de portraits

Roland Fath

Forger son destin

Il est de nombreux destins ; aucun n’est ordinaire. Mais comment ne pas être époustouflé par celui de Roland Fath qui, pour subvenir à ses besoins, commence à travailler comme carreleur à treize ans et, quarante ans plus tard, crée et développe en Chine une entreprise d’extraction, de transformation et d’exportation de pierres naturelles, et en livre des centaines de milliers de tonnes pour alimenter des chantiers partout dans le monde ? Ce destin ne doit rien au hasard, il est le seul produit de la volonté de Roland, d’un mélange d’audace, de détermination, d’intuition et d’une exceptionnelle capacité relationnelle. Le tout fondé sur une âme d’entrepreneur quasi-viscéral. Aujourd’hui retraité à Eygalières depuis dix ans après avoir cédé ses activités en Asie, il reste d’une grande discrétion, comme il l’a été toute sa vie.

Ce destin qu’il s’est lui-même forgé, il ne l’avait pas imaginé à l’avance. Cependant, depuis tout jeune, il ressent le besoin de se prouver qu’il est capable de « faire des choses ». Peut-être est-ce une revanche sur les débuts difficiles de sa vie, mais en fait c’est bien plus que cela. Roland est né pendant la guerre à Landonvillers, un village à proximité de Metz où son père exploitait une scierie alimentée par un moulin à eau, spécialisée dans la fourniture de poteaux télégraphiques. Mais la scierie est détruite par un bombardement alors qu’il est encore bébé. Ses parents se séparent lorsqu’il a quatre ans. Sa mère peine à assurer sa subsistance et celle de ses deux enfants, dont Roland est le plus jeune. La vie est si dure que, l’hiver, sa sœur et lui se découpent des semelles en carton pour isoler un peu leurs chaussures trouées. Tout jeune, il se fait carreleur, puis passe le CAP, devient compagnon et progresse : la première partie de sa vie est déjà un immense succès professionnel. Simple salarié puis cadre d’entreprise, à Metz d’abord, à Luxembourg ensuite, il crée à 34 ans un négoce de matériaux de construction. Douze ans plus tard, à force de travail, il emploie 110 personnes et livre des centaines de tonnes de matériaux. C’est alors qu’il décide de vendre. Il a 46 ans ; trois ans plus tôt il a subi un infarctus. Il veut vivre une autre vie et répondre à l’appel d’une petite musique qui, dans sa tête, le pousse vers l’Asie. Il est divorcé, ses deux filles sont mariées, il se sent libre, et la vente de son entreprise lui donne les moyens de se lancer dans cette aventure, d’autant qu’il conserve une société d’import-export de pierres naturelles, qu’il vendra seulement dix ans plus tard. Au fond, son idée est de trouver en Asie des ressources en pierres naturelles et d’y exploiter des gisements.

Mais c’est un saut dans l’inconnu ! S’il est attiré par l’Asie, Roland ne connaît pas ce continent, encore moins la manière dont on y conduit des affaires. Comme il n’a pas froid aux yeux, il se lance. Il part comme un touriste mais un touriste au regard d’entrepreneur. Il va « essayer » plusieurs pays l’un après l’autre mais ne trouvera finalement sa voie qu’en 1997, lorsqu’il s’établira à Xiamen, un grand port du Sud de la Chine, juste en face de l’île de Taiwan. Lorsqu’il s’est lancé, cinq ans plus tôt, il a commencé par l’Indonésie, la Thaïlande, il a même fait une incursion en Birmanie. En 1992, c’est le Vietnam qui est « à la mode », c’est un pays qui s’ouvre au monde. Avec l’aide d’un ancien chirurgien vietnamien, il commence à prospecter et propose d’exploiter une carrière d’ardoise au Nord du pays. Si le produit est d’une qualité exceptionnelle, si Roland fait beaucoup d’efforts pour former ses interlocuteurs, ceux-ci n’ont que le mot « dollars » à la bouche, et s’attendent à en recevoir sans contrepartie. Le projet n’aboutit pas, à la grande déception de Roland – même s’il livre les ardoises destinées à l’opéra de Hanoi rénové par Bouygues.

Il fait donc une croix sur le Vietnam ; des contacts à Hongkong l’orientent vers la Chine. Il y déniche une personne qui va lui ouvrir de nombreuses portes, en l’occurrence un général qui prépare sa retraite. Roland reste basé à Luxembourg et vient en Chine quasiment chaque mois. Les yeux et les oreilles grands ouverts, il va enchaîner les lieux de prospection. On le voit d’abord à Qingdao, un grand port situé à l’Est de Pékin, dans une région riche en carrières, d’où est originaire le fameux général. Très orientés vers le Japon, ses interlocuteurs s’avèrent peu intéressés par les débouchés proposés par Roland, qui nécessitent d’autres techniques de taille. On le trouve ensuite à Xi’an, la grande ville célèbre par son armée de soldats enterrés. Roland sympathise avec M. Ma, le maire. Les recherches de carrières s’y avèrent peu fructueuses, mais Roland va faire des affaires en-dehors de son domaine de prédilection : on a besoin localement de 30 000 chaudières à gaz individuelles ; il les trouve et elles sont livrées. Il sait générer sympathie et confiance, condition essentielle de succès en Chine. Il acquiert ainsi une sorte de brevet : il entre dans la catégorie rare des personnes à qui on fait confiance ; on se tourne donc volontiers vers lui. Cela le conduit à recevoir une nouvelle proposition, que lui fait le maire d’Urumqi, dans l’Ouest du pays : il s’agit de gérer les stations de pompage de pétrole dans toute la province du Xinjiang. Ce serait une énorme activité qui aurait pu l’occuper pendant des années, mais ce n’est pas ce dont rêve Roland ; il décline la proposition.

Son rêve, il va le réaliser dans la région de Xiamen, elle aussi très riche en carrières. C’est là qu’il va s’établir, c’est là qu’il va prendre femme : il y épouse Lian Wei, professeure de français à l’université de Xiamen qu’on lui a affectée comme interprète, et qui partage sa vie depuis lors. En dix ans, Roland va construire méthodiquement une entreprise d’une taille impressionnante, au point que, lorsque bien plus tard, il la mettra en vente, lui-même s’étonnera de cette dimension. Il fait produire et exporte des pierres naturelles, par dizaines de milliers de tonnes, granit, marbre, basalte, porphyre, schiste, et d’autres, destinées à la décoration intérieure de grands immeubles et d’équipements publics, aux trottoirs, aux quais et aux séparateurs de voies pour les lignes de tramways, etc… Il faudrait un livre pour énumérer ses références, mais on peut citer les grandes tours de Kuala Lumpur, le stade d’Osaka, les aéroports de Bangkok et d’Abou Dhabi, les aménagements de Bordeaux, le port de Marseille, de nombreux tramways (celui de Bordeaux a ainsi représenté 120 000 tonnes de pierre). Pour satisfaire à cette demande en quantité et en qualité, il dispose de vingt-sept usines de taille qui travaillent exclusivement pour lui, chacune dotée d’un contrôleur chargé de vérifier le respect des cahiers des charges. A partir de 1998, il a même son propre terminal dans le port de Xiamen, d’où partent chaque mois 300 à 400 conteneurs et où parfois il charge des bateaux entiers. Avec sa femme, ils ne comptent ni leurs heures ni leurs jours, ils vivent bien mais ils avancent en âge et, en 2008, Roland finit par vendre son entreprise à un groupe français, Vendée Matériaux ; il restera jusqu’en 2011 pour assurer la transition. Pour autant, l’esprit d’entreprise ne l’a pas quitté. Quatre ans plus tôt, il a prospecté le Laos, où il a trouvé des carrières de grès d’excellente qualité, faciles à exploiter. Plus jeune, il s’y serait lancé personnellement ; il propose à Vendée Matériaux de s’y engager, mais l’entreprise renonce lorsque surgit la crise de 2008. C’est là sans doute un des seuls regrets professionnels de Roland.

Mais il n’est pas homme à regarder derrière lui. En 2011, il s’est installé à Eygalières, dans une maison achetée dix ans auparavant. Il connaissait déjà la région car, jeune adulte, il venait en vacances à Saint-Rémy-de-Provence pour pratiquer l’équitation et allait souvent à Eygalières. Aujourd’hui dans notre village, il est à proximité de ses deux filles aînées, Valérie à Arles et Nathalie à Mollégès. La plus jeune, Alexia, poursuit ses études à la Maison d’éducation de la Légion d’honneur à Saint-Denis, une sorte de privilège lié à la décoration obtenue par Roland : à Xiamen, il exerçait les fonctions de « chef d’ilot » (une sorte de consul honoraire), qui lui ont valu d’être nommé chevalier de l’Ordre national du Mérite, décoration que lui a remis Michel Barnier. Resté lui-même, modeste et discret, Roland Fath résiste même aux sollicitations qu’on lui adresse pour transmettre son expérience. Et pourtant, il en aurait des leçons à donner …

21 avril 2022