Déborah Lemoine
Au diapason de notre époque et de sa génération
Essayez d’imaginer, juste un instant : vous êtes une jeune chanteuse de variétés. Un jour, votre compagnon vous propose innocemment – semble-t-il – d’aller passer ensemble un week-end à Paris. Vous prenez le TGV, puis un taxi. Là, il vous dit qu’une surprise vous attend ; vous acceptez qu’il vous bande les yeux. Après quelques dizaines de minutes marquées par des voix inconnues, de faux indices (« vous n’avez pas trop le vertige ? »), vous vous retrouvez assise quelque part. Une voix vous dit de retirer votre bandeau. Vous êtes seule, dans une salle nue. Brusquement, le mur devant vous s’efface et … vous vous retrouvez sur un plateau de télévision, devant une salle comble, où s’affichent de grandes banderoles avec votre nom. C’est ce qui est arrivé à Déborah en février 2018. Elle avait 25 ans.
A ce moment, le présentateur, qui se trouve être le magicien Eric Antoine, arrive sur scène et lui demande si elle accepte de chanter. Elle aurait pu paniquer, bredouiller. Pas du tout. Elle dit oui, elle chante une chanson – « La corrida » de Francis Cabrel. Par la suite, elle se rend compte que, dans cette salle parisienne, parmi beaucoup d’autres spectateurs, il y a ses parents, son petit frère Anthony, son compagnon Jean, et … des producteurs. En fait, elle participe sans le savoir à un « télé-crochet », qui fera l’objet d’une émission sur M6, « Audition secrète ». En secret, les organisateurs avaient interrogé ses parents, avaient demandé si, à leur avis, elle accepterait de se prêter au jeu pour entrer dans une compétition dont le résultat pouvait changer sa vie. Ils ont répondu oui, d’où cette conspiration étonnante (le chauffeur de taxi à Paris était dans la combine lui aussi, si bien que l’arrivée de Déborah était filmée). Cette première audition n’est en fait que le début d’un processus qui va durer un mois entier, à l’issue duquel les cinquante candidats du début sont devenus quatre artistes, dont Déborah, invitée in fine à signer un contrat avec le « label » de disque 6&7, créé par deux personnalités du monde musical, Pascal Nègre et Julien Creuzard. Cela lui a permis de publier en mars 2019 un premier « single » intitulé « Solo » ( https://www.youtube.com/watch?v=U4imUttIw1k ).
La vie encore courte de Déborah est marquée du sceau de la musique et des épreuves par lesquelles elle est passée. La musique, c’est comme si elle l’avait dans le sang. Chez elle, toute petite, ses parents aiment écouter des chansons et chanter eux-mêmes. Avec leurs amis, ils pratiquent régulièrement le karaoké. Déborah est là, qui écoute, qui s’en s’imprègne. Elle dit même qu’elle a appris à lire avec les textes affichés sur l’appareil. C’est dans cette ambiance, avec Johny Halliday, France Gall, Michel Sardou, que ses deux frères et elle grandissent. A 14-15 ans, pour imiter une copine, elle se met à la guitare. Elle prend des cours avec Romain Simeray, également compositeur et interprète. Puis commence à écrire de petites chansons « dans son coin », qu’elle partage avec ses parents. Ceux-ci l’encouragent, l’incitent à chanter devant les amis de passage, qui apprécient ce qu’elle fait. Déborah est partagée entre l’agacement d’être poussée hors de sa timidité naturelle et le plaisir d’être félicitée.
Nouvelle étape, alors qu’elle a 18 ans : on lui propose de produire sa musique. En parallèle de ses études à la faculté de lettres d’Avignon, elle compose et écrit une dizaine de morceaux qui donnent vie, deux ans plus tard, à un premier album. L’enregistrement est pour Déborah une « super-expérience » ; c’est la première fois qu’elle travaille en studio. Elle n’a que 20 ans et en février 2013, son album est publié. Il s’intitule « Egéricide ».
Le soir du 9 mars 2013, elle joue ses chansons sur la scène de la salle des fêtes d’Eygalières devant ses parents, ses frères, sa famille, ses amis et tous les gens du village. C’est une soirée magique et hors du temps. Pour Déborah, c’est la consécration de jouer dans son beau village. Malheureusement, dans la nuit son grand frère Kévin est tué dans un accident de voiture et ne laisse derrière lui qu’un grand vide.
Revenons en arrière. Déborah voit le jour dans une famille très unie, originaire de Lorraine. Ses deux grands-parents sont gendarmes. Ses parents vivent l’un et l’autre leur jeunesse dans une caserne de gendarmerie. Ils se sont connus et reconnus très tôt, mariés très tôt aussi. Valérie, la mère de Déborah, veut suivre les traces de son père et devenir gendarme. Elle passe et réussit le concours, demande à être affectée sur la Côte d’Azur et est nommée à Orgon. La famille s’installe donc dans la région, il y a 30 ans ; elle habitera alternativement à Eygalières et à Orgon. Xavier, le père de Déborah, devient policier municipal à Eygalières. Leurs trois enfants, Kévin, Déborah et Anthony, qui tous ont débuté leur scolarité à l’école communale du village, sont très proches l’un de l’autre.
Aussi, lorsque survient l’accident de Kévin, toute la famille est déstabilisée et meurtrie. Sans lui, la vie n’est plus la même. Anthony change d’orientation, Valérie quitte la gendarmerie et va travailler à « La Sousto», l’Ehpad d’Eygalières (voir le portrait de Frédérique Verdier, directrice de l’Ehpad, dans cette Galerie). Déborah, quant à elle, traverse une passe très difficile. « On m’arrachait quelque chose de plus important que ce qu’on m’avait donné ». Elle se sent perdue, énervée, elle oscille entre colère et dépression. Inscrite en fac de lettres à Avignon, essentiellement par amour de l’écriture, elle ne va plus beaucoup en cours, puis abandonne carrément. Sans projet pour elle-même, elle « donne toute son énergie à ses parents et à son petit frère ». Elle fait des choses diverses, elle travaille à l’Ehpad, ensuite va rejoindre sa grand-mère à Nancy, à l’occasion d’un festival littéraire. Elle y reste quelques mois, envisage de travailler dans une maison d’édition, sans aboutir.
La musique, elle, reste en jachère pendant ce temps. C’est comme si l’accident de Kévin l’avait mise entre parenthèses. Elle surgit à nouveau cinq ans plus tard, à la faveur d’« Audition secrète », qui a effectivement changé la vie de Déborah. Après Solo, elle prépare un second single, dont l’intitulé pourrait s’inspirer de « Princes des villes » de Michel Berger, un titre fétiche pour elle.
A 26 ans, Déborah a atteint un niveau de notoriété peu fréquent dans sa génération. Elle aime chanter, l’adrénaline que lui apporte la scène - par exemple lorsqu’elle s’est produite à Châteaurenard avec la chanteuse Hoshi (« Ta marinière ») – lui fait du bien, mais elle sait que l’essentiel n’est pas là et elle en redoute l’excès. Au fond, c’est écrire qui lui tient à cœur. Ecrire des chansons pour les partager car selon elle la musique est faite pour être partagée. Les partager avec les auditeurs – elle est heureuse lorsque des fans lui écrivent qu’une chanson leur a fait du bien. Et, qui sait, les partager avec d’autres interprètes qui souhaiteraient les chanter ? Mais aussi écrire d’autres textes, pour échapper à la forme contraignante de la chanson, pour pouvoir exprimer plus de choses. Lors de son séjour près de sa grand-mère à Nancy, elle a commencé à écrire un recueil de nouvelles, dont on ne saura rien de plus, qui est resté en plan. Peut-être le reprendra-t-elle ?
Naturellement douée, mûrie par les épreuves, soutenue et encouragée depuis toujours par son entourage proche, Déborah Lemoine a instinctivement confiance en son avenir – mais pas toujours en l’instant d’après. Elle a conscience d’avoir choisi « un métier de patience et de volonté, avec un peu de chance et beaucoup de courage ». Elle vit avec bonheur le moment présent, où elle a trouvé un équilibre, tout en nourrissant le rêve secret de retourner vivre un jour à Eygalières, où elle a vécu une enfance heureuse. Pour elle, tout est encore possible.
10 octobre 2019