Eygalieres galerie de portraits

Christine Oddo

Passer de l'autre côté de l'écriture

Voici trente-deux ans que Christine Oddo, avec son mari, a pris pied à Eygalières. A l’origine maison de campagne, leur mas est devenu une seconde maison, qu’ils habitent de plus en plus souvent. Lors du confinement, elle y a écrit une partie de son dernier ouvrage, une biographie consacrée à Mary Reynolds, artiste, résistante, bref une femme hors du commun. En effet, après avoir consacré une vingtaine d’années aux livres comme directrice de collection, lectrice, « écrivain fantôme », critique, au début de ce siècle Christine est passée de l’autre côté de l’écriture et a osé écrire « ses » livres.

Ce qui s’est avéré pour elle une aventure extraordinairement riche a abouti à la publication, à ce jour, de trois biographies fort bien accueillies. Cette aventure n’aurait pas pu avoir lieu si, déjà toute jeune, Christine n’avait été prise par le livre, dévorant les collections pour enfants, se passionnant pour les romans d’aventure, la littérature, progressivement attirée par les polars aussi. Ce qui l’a tout naturellement conduite pendant une vingtaine d’années à une carrière professionnelle diversifiée mais toute centrée sur le livre. Dynamique, volontaire, engagée, imaginative et rigoureuse, Christine a mis toutes ses qualités au service de cette carrière puis de son aventure dans l’écriture.

Après de fort classiques études de droit, Christine Petiet est embauchée à 22 ans à la direction de l’assurance-prospection de la Coface, où elle facilite l’accès aux marchés étrangers à de petites entreprises. Deux ans plus tard, elle épouse Pascal Oddo, issu d’une famille marseillaise qui a fait ses preuves dans la finance. Côte à côte, ils conduiront leur vie ensemble, chacun dans son domaine, avec leurs deux enfants, Axel et Lorraine. A 25 ans, on lui lance un défi, qu’elle va relever avec brio. Elle a rencontré Guy Schoeller qui, après avoir contribué au lancement du « Livre de poche », a créé la fameuse collection « Bouquins » qui réunit des œuvres complètes d’auteurs ou des dictionnaires de référence sur un thème donné dans de gros livres vendus à un prix accessible. Christine est encore toute jeune et dénuée d’expérience, mais Guy Schoeller n’hésite pas à lui proposer de coordonner la publication des œuvres complètes de Victor Hugo, un travail immense qui réunira une quinzaine de volumes et dont l’édition prendra près de cinq ans. Pour elle, la plus grande difficulté va consister à gérer les nombreux spécialistes qui contribuent à cette édition, dont chacun a un ego au moins égal à celui du voisin. Passionnée par ce travail, elle s’y engage à fond et s’imprègne du personnage de Victor Hugo, comme si elle se préparait déjà à écrire des biographies. Le défi est brillamment relevé, et Christine reste sept ans chez « Bouquins ». Elle poursuit dans le monde de l’édition, avec une démarche créative : ce qui lui plaît, c’est de créer des collections. Certains projets aboutissent. Ainsi, pour Stock, elle lance une nouvelle collection, « Noms propres », similaire à « Bouquins », constituée de titres déjà détenus par cette maison d’édition. En revanche, d’autres projets ne débouchent pas.

Christine se tourne également vers d’autres secteurs de l’édition. Ainsi, elle est lectrice « free lance » pour différentes maisons : il s’agit de lire des manuscrits, d’apprécier l’opportunité de les publier en fonction de la politique de l’éditeur, et de faire partager son opinion à ce dernier. Pour le magazine « Elle », elle écrit des critiques de livres pendant une demi-douzaine d’années. Et elle prend la plume pour d’autres, qui vont signer un livre dont en fait elle est co-rédactrice. Hier, on était qualifié de « nègre », aujourd’hui « d’écrivain fantôme ». En particulier, elle a le bonheur de travailler avec le grand couturier Hubert de Givenchy, créateur méticuleux, grand travailleur, mais qui ne pouvait écrire seul ses mémoires. Sa collaboration avec Christine aboutit à un très beau livre, tant sur le fond que par son esthétique.

De toutes ces activités, Christine tire beaucoup de plaisir mais, au fond d’elle-même, elle aspire à autre chose : écrire « ses » livres. Cependant, passer d’un désir de cette nature à une réalité n’est pas chose facile ; en effet, bien qu’elle adore le genre des romans policiers, Christine ne se sent pas capable d’inventer une intrigue, elle a besoin de s’appuyer sur quelque chose qui existe. C’est ce qui va la conduire à écrire des biographies. En une vingtaine d’années, elle va en publier trois, consacrées successivement à Jeanne Bibesco (1864-1944), à Henri Petiet (1894-1980) et à Mary Reynolds, née Hubatchek (1891-1950). La première, aristocrate roumaine élevée dans les Yvelines, à Versailles, fait construire à Alger en 1891 un carmel, l’ordre féminin le plus rigoureux de l’Eglise catholique ; elle plaide la cause de sa congrégation auprès du président du Conseil Emile Combes, anticlérical déterminé, et noue avec lui une étonnante relation amoureuse. Plus tard, Jeanne devient conférencière, puis travaille pendant la guerre pour le Renseignement français, contribuant à « craquer » des codes de chiffrement. Le deuxième, Henri Marie Petiet, est le propre frère du grand-père de Christine. Dans la famille paternelle de celle-ci, où les hommes sont majoritairement des officiers, il détonne par sa liberté d’esprit et de comportement. Passionné par les arts plastiques, il est devenu marchand d’estampes dans les années 1920, jouant un rôle important sur le marché de l’art au XXe siècle. La troisième, Mary Reynolds, veuve après la première guerre mondiale, s’immerge complètement dans les milieux artistiques parisiens et devient l’amante de Marcel Duchamp. Artiste elle-même, elle réalise des reliures superbes et pleines d’imagination. Pendant la guerre, bien qu’américaine, elle entre dans la Résistance, puis doit fuir la Gestapo, allant jusqu’à traverser les Pyrénées à pied, alors qu’elle a 51 ans.

Christine a donc choisi des personnages très différents, mais qui sont presque contemporains. Ce sont des personnalités fortes et originales, peu connues du grand public mais qui ont vécu une vie passionnante. Deux de ces personnages ont une grande familiarité avec les arts plastiques, ce qui traduit aussi le fort intérêt qu’y porte Christine, laquelle en est devenue une sorte de spécialiste à force d’essayer de comprendre à fond l’environnement dans lequel vivent ces personnages. Elle a passé des journées entières à l’Institut national de l’histoire de l’art, à la Bibliothèque Nationale ; elle a correspondu avec les conservateurs de musées américains qui ont acheté des œuvres à Henri Petiet ; elle a consulté les archives, compulsé les catalogues raisonnés d’artistes, les catalogues d’expositions et de ventes d’œuvres d’art entre les deux guerres. En effet, Christine, soucieuse de précision, se méfie de deux travers fréquemment reprochés aux biographes, l’approximation et la tentation de projeter ses propres idées sur la personne que l’on étudie. Comme dans une enquête policière, elle part à la recherche d’indices, de témoignages, qui lui permettent de restituer au mieux la vie de ses sujets d’étude et qui, au fond la conduisent à quasiment s’assimiler à eux. A titre d’exemple, la biographie de Jeanne Bibesco est écrite à la première personne, comme s’il s’agissait des mémoires écrits par celle-ci. De Mary Reynolds, dont elle dit : « elle avait tout, elle était belle, intelligente, talentueuse, courageuse », Christine avoue être pratiquement « tombée amoureuse ». Ces quêtes, ces enquêtes, la conduisent aussi à rencontrer toutes sortes de personnes : l’archiviste de l’archevêché d’Alger à propos du carmel, une carmélite, une petite-nièce de Jeanne Bibesco, le biographe d’Emile Combes, un archiviste du Vatican, des conservateurs de musée, la liste est longue. A cette occasion, ce sont parfois de vraies amitiés qui naissent, alimentées par un respect mutuel entre personnes qui sont devenues des spécialistes de sujets a priori microscopiques.

Pour Christine Oddo, la publication de chaque livre est source de bonheur, comme un enfantement, et de plaisir lorsque sortent des commentaires positifs qui reflètent la satisfaction de ses lecteurs. Mais à chaque fois un processus long est nécessaire pour se « libérer » de son sujet avant d’en aborder un autre. Sa maison d’Eygalières, son mari et ses enfants sont là pour la ramener « sur terre » : Axel, investi dans la gestion forestière et les énergies renouvelables, et Lorraine dans les activités vinicoles des propriétés que son père et elle ont acquises. Mais cette aventure aura aussi procuré à Christine une ouverture sur des mondes différents et de très riches rencontres qui lui donnent encore plus de valeur.

1er mai 2023