Eygalieres galerie de portraits

Albine Roumanille

Sous le signe de trois petits moutons

Voici trois ans déjà qu’Albine Roumanille, le cœur gros, a vendu le « Mas du Pastre » après en avoir tourné la clé. Avec son mari Maurice, elle avait créé ex-nihilo à Eygalières cet hôtel « chic et bohême » qu’ils ont tenu ensemble pendant une trentaine d’années. Albine y avait investi tout son travail, toute son énergie, tout son goût pour la décoration, tout son plaisir de la relation avec ses clients. En outre, et peut-être avant tout, ce mas acheté en 1921 par le berger Marius Chabert, son grand-père maternel, incarnait son ascendance, son appartenance aux lieux, à Eygalières et à la Provence, tout un héritage culturel et affectif dont elle est fière. Cet héritage lui permet aujourd’hui de jeter un regard serein sur l’environnement familial dans lequel elle a grandi, un environnement où elle n’a pu donner vie à son désir de faire des études. L’éducation à la dure qui a été la sienne lui a forgé un caractère volontaire et décidé et lui a donné l’audace, la détermination et le courage nécessaires pour suivre le chemin qu’elle s’est fixé.

Faisons donc un détour par les générations précédentes, ancrées de longue date en Provence, et plus particulièrement à Eygalières. Albine est née Molinas. La famille de son père, des agriculteurs sans doute originaires d’Espagne, est implantée dans le village voisin de Mollégès. Mais la filiation qui compte le plus pour Albine est celle de sa mère, les Chabert, les Gros, les Soumille. Son grand-père Marius Chabert est berger, à une époque où les troupeaux de mouton sont nombreux (au début du siècle précédent, il y en avait une vingtaine de ce côté-ci des Alpilles) et où il est possible d’en vivre bien, au prix de beaucoup de travail. C’est le cas de Marius qui, dur à la tâche, apporte à sa famille une certaine aisance, au point qu’en 1921 il achète le mas du Pastre avec son épouse Joséphine Gros. C’est lui qui y fait faire des travaux de – relatif – confort (malgré tout, jusqu’en 1990, il n’y avait ni eau courante ni wc à l’intérieur). A la génération suivante, le métier est devenu moins rentable et Augustin Molinas, surnommé « Tétin », le père d’Albine, qui a repris le troupeau et le mas de son beau-père, peine à assurer un revenu suffisant pour sa famille avec quatre enfants, Albine l’aînée, ses sœurs Maryvonne et Joëlle et son frère Jacky. L’enfance d’Albine est ainsi marquée par une certaine pauvreté. Pauvreté matérielle mais aussi intellectuelle : bien que l’école lui ait donné le goût de la lecture, il y a trop de travail à la maison pour la pratiquer chez soi. Albine est bonne élève, aussi son instituteur, Maurice Pezet, vient-il trouver ses parents pour leur recommander de la mettre au lycée après le certificat d’études. Sa grand-mère abonde dans le même sens, mais cela ne s’avère pas possible. Albine doit aller travailler à 14 ans. Elle ne s’en plaint pas, encore à sa génération de nombreux adolescents quittaient l’école à cet âge : « nous n’avions pas le sentiment d’être malheureux », dit-elle. Mais elle en a souffert car elle a observé que certaines de ses cousines, dont les parents n’étaient pourtant pas plus aisés, ont pu entrer au lycée. C’est là une frustration dont, malgré son caractère positif et sa réussite professionnelle, elle n’a jamais pu se défaire. Donc, à 14 ans, elle est mise au travail : service dans la restauration, travaux des champs, garde d’enfants, … Quelque temps, elle est « placée » chez une cousine qui tient une auberge à Saint-Andiol, où elle travaille sans compter ses heures.

Et puis un jour, elle y met le holà et prend son destin en mains. Elle commence à construire sa vie. Elle fait la connaissance de Maurice Roumanille à la fête de Saint-Rémy-de-Provence, où sa famille est implantée depuis des générations. Ils se marient et donnent naissance à leurs deux enfants, Fabien et Clément. Ils habitent à Saint-Rémy, où Maurice exerce son métier de plâtrier ; Albine quant à elle tient une fromagerie de qualité. Mais arrive un jour où ils doivent vendre leur maison. Albine a 36 ans, Maurice 38. Ils sont dans la force de l’âge, les garçons sont encore jeunes ; ils doivent repartir de zéro. Tout naturellement, ils se « replient » alors à Eygalières. Mais à cette époque, le mas familial est encore habité par les parents d’Albine et par son frère Jacky. Ils achètent donc un terrain tout près, à La Jasse, et commencent à y faire construire une maison. Entretemps, il se logent tant bien que mal ; les garçons vivent dans une grande caravane.

Puis les événements s’accélèrent inopinément, et ce sera le début de leur nouvelle vie. Le père d’Albine tombe gravement malade et vend son troupeau ; il décède un an plus tard, à seulement 67 ans. Jacky de son côté emménage ailleurs avec sa compagne. Que va devenir le mas, auquel Albine tient beaucoup ? Il est très inconfortable, aucune amélioration n’y a été apportée depuis l’avant-guerre, alors qu’on est en 1990 ! Mais la petite famille décide de s’y installer et de le moderniser ; pour financer ces travaux, ils vont offrir des chambres d’hôtes. Probablement sans qu’ils s’en doutent, cette décision va structurer toute leur vie pendant trente ans. En effet, petit à petit, le mas s’agrandit, il offre plus de chambres et devient un vrai hôtel.

Il leur faut une dizaine d’années pour atteindre une sorte de vitesse de croisière. Ces années de création et de développement sont une période de bonheur pour Albine : c’est l’œuvre de sa vie, dans laquelle elle s’investit tout entière, aux côtés de Maurice et secondée par sa sœur Joëlle. Albine conçoit, aménage, décore, accueille. Particulièrement réceptive à l’atmosphère d’un lieu, d’une maison, elle veut créer une ambiance provençale, conviviale et familiale, donner à ses clients le sentiment qu’ils sont en Provence, et en même temps comme chez eux. Pour décorer les dix-sept chambres de son hôtel, elle prend plaisir à chiner, à acheter de beaux objets, elle collectionne les peintures de la Provence. Sensible aux harmonies de couleurs, Albine a un goût esthétique inné, qu’elle partage avec sa sœur Maryvonne. Elle pense l’avoir hérité de sa mère qui, pour difficile qu’ait été la vie qu’elle a vécu, savait percevoir les qualités visuelles des objets. Albine crée aussi son logo avec trois petits moutons.

Et l’alchimie fonctionne : les clients apprécient, ils seront nombreux à revenir d’une année sur l’autre ; ils y tiennent des réunions de famille, y fêtent des mariages, des baptêmes. A côté de l’hôtel, le restaurant est apprécié lui aussi et se développe. Albine prend beaucoup de plaisir à organiser des repas nombreux, en famille ou entre amis. De son côté, Maurice s’occupe plus spécialement de la piscine, du jardin de trois hectares et demi, des oliviers ; les enfants sont eux aussi de la partie – ainsi, Clément devient-il un excellent cuisinier ; quant à Fabien, qui a « des mains d’or », il sait tout faire.

Mais si cet accomplissement est un bonheur, c’est aussi un asservissement volontaire. Albine et Maurice doivent être disponibles en permanence, sur la brèche tous les jours, du matin au soir. Lorsqu’il leur arrive de sortir un soir, le téléphone reste à portée de main et la sortie peut être écourtée. Le travail et l’omniprésence des clients tendent à phagocyter la vie de famille. Tout absorbée par sa tâche, Albine ne prend pas suffisamment garde que cette situation pèse à ses enfants et que l’absence de liberté qu’ils constatent chez leurs parents les rebute. Ils acquièrent chacun un métier, Clément se marie, chez lui naissent trois enfants. Albine comprend que, contrairement à ses espoirs, ses enfants ne prendront pas la succession de leurs parents. C’est une grande déception pour elle, d’autant que Clément, désireux de découvrir de nouveaux horizons, émigrera au Canada en 2018. De son côté, Maurice commence à se fatiguer des lourds travaux d’entretien qui sont son lot. En 2017, ils se décident donc à vendre le mas, bien que cela leur fende le cœur.

C’était il y a quatre ans. Depuis lors, ils se sont réinstallés dans une maison moins vaste et plus proche du centre du village. Afin de rester active, de pouvoir continuer à chiner, à côtoyer des gens et à aimer des objets, Albine a ouvert, rue de la République, un magasin qu’elle appelle « Toute une histoire », auquel elle a accolé ses trois petits moutons, ces fétiches qui lui ont porté chance toute sa vie adulte.

27 juin 2021