Renato Sorgato
L'homme qui refuse de se laisser enfermer
Ligurie, 1947. Renato Sorgato a huit ans. Ses parents, très peu fortunés, habitent un petit village encaissé au fond d’une profonde vallée, d’où le regard ne peut s’évader. Il a l’habitude de se rendre chez des voisins qui ont une petite radio. Un soir, on diffuse la Walkyrie de Wagner. C’est un choc pour Renato, il « tombe en musique » comme on tombe en catalepsie. Même si c’est seulement cinq ans plus tard que cette sensibilité commence à s’incarner pour lui, Renato a soudainement pris conscience d’un véritable univers, qui va le fasciner et l’illuminer toute sa vie.
Cinquante ans plus tard, Renato est en Chine, à Chengdu, dans un complexe industriel aéronautique de 25 000 personnes. Pour Gruppo Parpas, entreprise italienne spécialisée dans la machine-outil, dont il est un des dirigeants, il vient de signer un important contrat, aboutissement de longues et difficiles négociations, comme toujours en Chine. Au cours du traditionnel « banquet » destiné à célébrer cet événement, ses interlocuteurs chinois lui ont choisi un nom, qu’on pourrait traduire par « l’homme dur mais juste ». C’est ce que Renato appelle son « diplôme chinois ». Le petit garçon au fond de sa triste vallée est devenu un acteur du monde, reconnu jusqu’au cœur de l’Empire du Milieu.
Fascinant personnage que Renato, lisse d’apparence, un être aux facettes multiples, aussi riches que nombreuses. Produit d’un mélange subtil de passion, de détermination et de capacité. Capacité de s’immerger dans des univers entiers et d’en assimiler l’essentiel, capacité de faire face à l’adversité depuis sa plus jeune enfance. Et cela, avec une modestie à toute épreuve. Un caractère « solaire », toujours positif, qu’il a hérité de ses parents dont la vie n’a pas été facile. Dans sa famille, on parlait le vénitien, dans son village le ligure, à l’école l’italien. Ensuite, pour ses études, il apprend dans chacun des pays le français, l’allemand, l’anglais. Pour faire bonne mesure, ajoutons l’espagnol, qu’il a « pratiqué comme ça ».
S’il y a un savoir-faire que Renato maîtrise parfaitement, c’est donc sans aucun doute la capacité à s’adapter à son environnement. Toute sa vie étranger là où il est et en même temps chez lui là où il est. Dès l’enfance : originaires de Vénétie, ses parents ont l’un et l’autre immigré en Ligurie pour y travailler. Ils y sont considérés comme des étrangers, « comme les Albanais d’aujourd’hui ». Le jeune Renato le vit dans sa chair : après l’école, les enfants du coin ont l’habitude d’emmener les chèvres de leur famille dans le lit du torrent, où pousse un peu d’herbe. Sa famille n’a pas de chèvre, Renato est de fait exclu du groupe. Très vite donc, il apprend à ne pas compter sur les autres, à être fort pour pouvoir résister. Après avoir passé le bac en uniforme (il s’était engagé dans l’armée de l’air pour pouvoir continuer ses études), il part avec sa petite valise à Paris : « J’avais besoin de partir, dans ma vallée étroite, mon regard portait toujours au-delà ». Enfermé pendant six mois dans une chambre de bonne, il y apprend le français à marche forcée et passe un diplôme de littérature française à la Sorbonne. Dans la foulée, il décide d’aller étudier la sociologie à Heidelberg. Puis prend conscience qu’il lui faut un autre bagage pour gagner sa vie, donc va passer un diplôme commercial à Londres. Et toute sa vie est comme ça, une vie de déraciné : il vit en France, en Italie, en Angleterre, on s’y perd un peu. Mais c’est un déraciné qui emporte avec lui son bagage culturel et son intériorité, un déraciné bien intégré dans son environnement. Il considère que sa culture est italienne et française. Son français est parfait, c’est lui qui a rédigé tous les textes du Festival de musique d’Eygalières. Que ce soit dans notre village ou dans le Luberon, où il est très engagé dans « Les Musicales », Renato est parfaitement chez lui.
Cette capacité d’adaptation, on la retrouve aussi dans ses succès professionnels : devenu l’un des dirigeants de Gruppo Parpas, en pointe dans les technologies de la machine-outil, il est en charge de l’export, qui avec lui va représenter 85% du chiffre d’affaires. Il ouvre donc des marchés pour les machines-outils du groupe. Pour ce faire, Renato doit apprendre à négocier avec des Américains, des Chinois, des Brésiliens, c’est-à-dire à s’insérer dans leur monde, chaque fois différent.
La musique est bien sûr un axe majeur de sa vie. Pourtant, aucune tradition familiale ne l’y prédestinait. Comme je l’ai dit plus haut, le premier choc survient dès l’âge de 8 ans. Mais c’est lorsqu’il a 13 ans, en écoutant les suites pour violoncelle de Bach jouées par János Starker, que se manifeste cette véritable passion qui, de manière ininterrompue, s’incarnera de multiples manières. Pendant toute sa vie professionnelle, jamais il ne partira en voyage sans un livre de musique. Affecté à Padoue, siège de son entreprise Gruppo Parpas, il y obtient peu avant la cinquantaine un « Diplôme d’art, musique et spectacle » pour « mettre en ordre son bagage d’autodidacte ». C’est surtout lorsqu’au grand regret de son employeur, il part à la retraite en 2004, à 65 ans, qu’il donne vie à cette passion : diplôme de musicologie à Aix en Provence, engagement au sein de l’équipe qui anime les « Musicales du Luberon », collaboration au Festival de musique d’Eygalières. A l’occasion du centenaire du compositeur, il publie « Revisiter Verdi en 2013 » (a posteriori, il regrette ce titre car les ventes se sont raréfiées à partir de 2014, alors que le livre n’a pas perdu de son actualité). Un nouvel essai, consacré à l’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach, paraîtra prochainement.
Renato Sorgato aime la musique, mais ce qui l’intéresse dans son analyse, c’est la replacer dans son contexte socio-culturel. Il est plus un historien de la musique qu’un musicologue « pur et dur » qui dissèque les partitions. L’approche qu’il a choisie pour revisiter un Verdi déjà visité d’innombrables fois en témoigne : en abordant de manière distincte l’être humain, le compositeur, le patriote, dans le contexte du Risorgimento italien, il illustre l’insertion du compositeur dans la société et s’efforce de montrer pourquoi celui-ci a composé comme il l’a fait.
Au cours des années, Renato a su mener en parallèle une vie professionnelle pleine de succès et sa passion pour la musique, deux univers a priori sans rapport l’un avec l’autre mais dans lesquels il s’est engagé totalement, « deux couloirs mentaux parallèles », dit Renato. C’est par hasard qu’il a commencé à travailler dans l’industrie de la machine-outil, un monde qu’il ne connaissait pas mais où il a vite trouvé sa place. Il y a vécu la révolution numérique, un bouleversement qu’il compare à ce qu’a connu le monde occidental avec la révolution industrielle au XIXè siècle, lorsque la machine à vapeur a remplacé la force humaine ou animale. Gruppo Parpas, où il a travaillé 14 ans, a été à la pointe de cette véritable aventure technologique qui ne s’est pas faite sans drames humains, d’excellents ouvriers se retrouvant tout d’un coup sur la touche, leur savoir-faire étant devenu inutile. En contact avec le monde entier, reconnu dans sa compétence, Renato a été heureux dans son métier mais il a résisté à l’insistance avec laquelle son employeur le pressait d’y rester quelques années encore : il voulait vivre ses autres passions et partager avec son épouse l’artiste-peintre Carolyn Jordan le bonheur de vivre à Eygalières, pas trop loin de leurs enfants et petits-enfants. Ils s’étaient installés en 1998 dans l’ancienne maison de Mario Prassinos et y ont vécu plusieurs années « en pleine harmonie », avant que Carolyn ne soit hélas emportée par la maladie en mai 2017.
Historien de la musique, Renato Sorgato a une affection particulière pour celle du Moyen-Age, une époque où la culture était multidisciplinaire, où musique, poésie, mathématiques, étaient pratiquées par les mêmes personnes. Ce n’est pas surprenant de sa part : toute sa vie, Renato a refusé de se laisser enfermer dans un lieu, un pays, un sujet, une problématique. Toute sa vie il a ouvert des fenêtres sur des mondes différents pour vivre pleinement chacun d’entre eux.
19 avril 2018