Bernie Winsberg
Habitée par la danse et par la scène
Elle avait à peine sept ans quand Bernie Winsberg, comme elle s’appelle aujourd’hui, a décidé de faire de la danse son métier. Et c’est à seize ans qu’elle a commencé sa vie de danseuse, lorsqu’elle a quitté sa famille pour acquérir les bases de ce métier à la Sainte-Baume. C’était le début d’une aventure de vingt-huit ans, au cours desquels elle s’est adonnée avec passion à la danse contemporaine. D’abord dans une jeune compagnie, puis avec différents chorégraphes, enfin avec le tango. Cette aventure s’est terminée lorsque son corps lui a dit que le moment en était venu, et ce moment a coïncidé avec son installation à Eygalières, quand son mari Louis a repris le mas de ses parents Jacques Winsberg et Angèle Gage, il y a maintenant vingt ans. Mais Bernie est alors remontée sur scène avec la chanson.
Bernie associe un tempérament rebelle à une grande ouverture, au goût du risque et à une forte capacité à s’investir intensément dans la direction qu’elle a choisie à la fois par instinct et par réflexion. Chez elle, en effet, la passion ne va pas sans la réflexion. Rebelle, elle n’aime pas les carcans et sait les briser. C’est ce qui s’est passé lorsqu’à 16 ans, encore mineure, elle part avec son frère jumeau aux Rencontres internationales de musique contemporaine à la Sainte-Baume et que, au retour chez elle à Bruxelles, elle exprime son désir d’y repartir pour apprendre auprès d’un chorégraphe et danseur formateur, installé là-bas, et qui a accepté sa candidature. Ses parents avaient toujours rejeté l’idée qu’elle puisse être danseuse professionnelle mais ils acceptent ce choix, sans doute parce que la formation va se tenir dans un monastère, un cadre rassurant pour cette famille très croyante. Ils n’en ont pas conscience, mais leur fille, elle, sait qu’elle a pris un tournant, et le bon. Bernadette Doneux devient Bernie. Pendant dix-huit mois, sur ce haut plateau que seul le monastère occupe, elle travaille intensément et acquiert ainsi les bases de son métier. Puis elle « monte » à Paris.
Son choix est fait, elle s’engagera dans la danse contemporaine – qu’il ne faut pas confondre avec la danse moderne, celle de Béjart et de Jerome Robbins (West Side Story). Et c’est la création qui la motive : inventer de nouvelles formes de danse, de nouvelles techniques, de nouveaux langages corporels. En effet, la danse contemporaine casse les codes qui prévalaient jusqu’alors. Instrument du chorégraphe dans sa mise en scène, le danseur devient une personne. Cette personne n’est plus une sorte de clone aux mensurations idéales, mais peut être choisie pour sa personnalité ou son physique singulier : « La danse contemporaine intègre tous les corps », dit Bernie. Le danseur est associé à la mise en scène, on sollicite ses propositions. Il peut même faire entendre sa voix sur scène, une situation inimaginable auparavant. Pour autant, ce n’est pas un libre-service. Une fois la chorégraphie arrêtée, elle est exécutée avec la rigueur et l’exigence qui caractérisent la danse comme art de la scène.
Bernie estime qu’elle a eu beaucoup de chance de s’engager dans cette direction-là à ce moment-là. Elle a 18 ans, on est en 1976. A cette époque, la danse contemporaine prend son essor en France, c’est la « nouvelle jeune danse française », un mouvement d’effervescence où se constituent de nombreuses compagnies, qui font de la création et s’attirent un public. Bernie monte dans ce train au moment-même où il démarre ; elle va s’y faire une belle place. Dans ce train, il y a encore peu de voyageurs, des passionnés qui constituent une petite communauté dont tous les membres se connaissent. Cela lui sera bien utile lorsque, plus tard, elle travaillera avec différents chorégraphes, dont plusieurs la connaissaient déjà pour l’avoir vue sur scène. D’ailleurs, Bernie s’étonne encore de n’avoir jamais dû passer d’audition. Aujourd’hui, ce serait inconcevable.
Arrivée à Paris, elle poursuit son apprentissage tout en étant jeune fille au pair chez un couple avec un jeune enfant. Un an plus tard, elle est embauchée dans une jeune compagnie au nom inattendu de « Four solaire », créée par deux danseuses issues d’un groupe de recherche chorégraphique créé par Carolyn Carlson à l’Opéra de Paris. Les répétitions ont lieu dans un superbe local installé dans le 11e arrondissement de Paris. Chaque année, la compagnie présente ses créations au public et à des « programmateurs » durant une semaine au Théâtre des Bouffes du Nord, un lieu emblématique de la scène moderne. Et chaque été, c’est la tournée. En trente-trois jours, une trentaine de représentation. Il faut essayer d’imaginer ce que cela représente. La troupe a son camion, ses costumes, ses décors. On installe le jour, on danse le soir, on reprend des forces et on repart le lendemain pour recommencer. Or, la danse est un art très exigeant physiquement, et mentalement aussi ; les mouvements y sont très variés et peuvent même s’avérer dangereux. Ainsi, faire des chutes au sol sans se briser les genoux nécessite une grande maîtrise de son corps. Passionnée, habituée à travailler douze heures par jour, Bernie s’engage pleinement ; son corps est à l’unisson. Au bout de sept ans cependant, elle a envie de se renouveler. Elle quitte donc le Four solaire, pour travailler en free lance avec différents chorégraphes aussi réputés que Carolyn Carlson, Bouvier-Obadia ou Jean-François Duroure. Autant de chorégraphes, autant de compagnies, autant d’univers différents, dit-elle. Cela va de l’onirisme à des univers terriens voire sauvages. Passer d’un univers à l’autre conduit à penser son corps différemment à chaque fois. Bernie aime pousser ses limites, aller le plus loin possible, toujours à l’écoute de son corps pour ne pas aller trop loin. La passion continue à l’habiter ; comme la danse est un art qui s’abstrait de la parole, on peut l’exercer partout dans le monde, qu’elle parcourt avec bonheur, pour danser devant des publics du monde entier. Mais elle sait depuis toujours qu’à un moment de sa carrière, elle atteindra le sommet, à partir duquel elle ne pourra que redescendre.
Le corps sait le faire savoir. Justement, à 33 ans, elle casse son tendon d’Achille. Les médecins sont formels : la danse est finie pour elle. Finir sur un accident, elle le vivrait comme une tragédie. Mais voilà qu’une amie lui propose de s’intéresser au tango, qui se danse avec des chaussures surélevées, ce que sa blessure autorise. Elle part donc à la découverte du tango, émerveillée par la musique, et se passionne pour cette danse nouvelle pour elle, fort différente de ce qu’elle a pratiqué jusqu’alors. « Avec le tango, on n’est plus des danseurs mais un homme et une femme qui dansent », dit-elle. Elle intègre une nouvelle compagnie qui se donne pour mission de donner au tango argentin une mise en scène contemporaine. Avec bonheur, elle remonte donc sur scène et danse à nouveau partout dans le monde, pendant une dizaine d’années.
A l’approche de la cinquantaine, elle va changer de route tout en restant en scène. Louis Winsberg (voir son portrait dans cette Galerie), avec qui elle trace son chemin depuis un quart de siècle, hérite de ses parents peintres leur mas d’Eygalières, où Bernie et lui s’installent en 2003. Entretemps est arrivée leur fille Paloma. C’est lors d’une grande fête organisée à l’occasion du baptême de celle-ci que, chantant une chanson de Trenet, elle en ressent une forte émotion et réalise que, peut-être, cette nouvelle voie pourrait lui permettre de remonter en scène. Avec le concours de Louis, elle se crée un répertoire. En duo avec lui ou avec tout un groupe, elle chante devant le public, sous le nom de Berline. Mais il ne s’agit pas que de chanter des chansons. Bernie veut « investir les mots » : redécouvrir de beaux textes souvent effacés derrière leur mélodie, et pour ce faire les dire en musique. Il lui arrive de chanter des chansons qui sont devenues des tubes, de Dalida ou d’Adamo par exemple. Il n’est pas rare alors que des spectateurs viennent la remercier de leur avoir fait re-découvrir le texte d’une chanson qu’ils connaissaient pourtant par cœur.
En harmonie avec Louis, accompagnant sa fille Paloma, Bernie Winsberg concilie avec bonheur sa vie d’artiste de la scène et sa vie tout court, s’impliquant également dans la préparation de l’événement Calan d’Art, aujourd’hui biennal, devenu une tradition à Eygalières.
16 mai 2023