Lucien Fauque
Un rêve d'enfant devenu réalité
C’est grâce à Lucien Fauque que l’horloge du Beffroi sonne ponctuellement les heures et rythme le temps des Eygaliérois. Chaque semaine, en effet, il remonte le mouvement mécanique – une rareté aujourd’hui – de l’horloge du XIXè siècle, installée dans ce Beffroi qui, chacun le sait ici, a été érigé par les habitants du village avec les pierres du château pour marquer leur indépendance, acquise en 1670 par le rachat des droits seigneuriaux. Pour s’acquitter de cette mission, il faut de la régularité, l’une des qualités qui sont comme la marque de fabrique de Lucien, avec la constance, la volonté et le sens du service à la collectivité. Tout jeune, il rêvait de devenir pilote d’avion. Il l’est effectivement devenu, à force de volonté, de travail, de capacité à inspirer confiance ; entré par la petite porte dans le monde élitiste des pilotes de chasse, il a été coopté au sein de la Patrouille de France, et au total il aura été pilote d’avion, surtout militaire, un peu civil, pendant trente-cinq ans, avec 13 500 heures de vol.
Pour mesurer la force de la volonté que Lucien a dû exercer pour réaliser son rêve d’enfant, il faut accoler deux instantanés distants de 33 ans. En pleine guerre, Lucien naît dans un mas proche d’Eygalières bien que situé sur la commune d’Orgon. A trois mois, il perd sa mère ; son père est ouvrier agricole et ne peut faire face. Lucien et sa sœur aînée Marie-Paule sont recueillis par leur tante paternelle, Solange Fauque, qui s’occupera d’eux jusqu’à l’adolescence. A Cavaillon, où elle habite dans deux pièces situées dans les vieux quartiers, elle travaille de nuit à l’hôpital ; la vie est difficile, les deux enfants sont plus souvent dans la rue que chez eux. Et 33 ans plus tard, en 1976, Lucien est officier de l’air. Après trois affectations opérationnelles, il postule pour intégrer la Patrouille acrobatique de France (PAF), et il y est admis, coopté par les pilotes qui la constituent. Pour Lucien, parti de rien, c’est une véritable consécration, une reconnaissance par l’élite de l’Armée de l’air non seulement de ses compétences techniques mais aussi de sa fiabilité et de sa capacité à travailler en équipe. Si Lucien relativise cet aboutissement, on ne peut oublier que, lors des démonstrations, la vie de chacun dépend du comportement de ses coéquipiers : pour voler en réalisant des figures acrobatiques à quelques centaines de kilomètres à l’heure et à moins de deux mètres de distance du voisin, il faut avoir les nerfs particulièrement solides et une confiance absolue dans les autres.
Mais au fait, d’où lui est venu ce rêve ? Selon lui, c’est l’observation régulière, depuis tout petit, des avions qui survolaient Cavaillon - plus bas qu’aujourd’hui car c’étaient des appareils à hélices – qui a excité son imagination. Il se souvient même être allé une fois à Avignon voir un meeting (depuis la colline d’en face, faute d’argent pour le billet d’entrée), où des Mystère IV passaient le mur du son en piqué. Lucien n’est sans doute pas le seul jeune garçon à avoir rêvé de piloter des avions, mais lui y est parvenu. Comment ? Il ne connaît aucun pilote, et dans sa famille on n’a aucune relation dans ce milieu. Certes, l’Ecole de l’Air de Salon-de-Provence n’est qu’à quelques kilomètres de chez lui, mais Lucien comprend tout de suite qu’elle n’est pas à sa portée. Lorsqu’il a 15 ans, brevet en poche, Lucien doit aller travailler. Il est embauché par une entreprise de maçonnerie qui l’affecte d’abord à de petits travaux puis remarque chez lui un don pour le dessin : on le charge de réaliser des dessins d’architecture, ce qu’il fait jusqu’à l’âge du service militaire, où il a l’intention de tenter sa chance. Pour s’assurer d’être affecté dans l’Armée de l’air, il fait une préparation militaire, allant à Avignon sur sa mobylette. Ce faisant, il a tiré le bon fil, même si celui-ci ne se déroulera pas tout seul. Il est incorporé pour dix-huit mois en 1962, alors que la guerre d’Algérie vient de se terminer. Là, il découvre qu’on peut devenir pilote par la voie interne, en passant par un concours qui lui semble à sa portée. Et en effet, au moment même où il est démobilisé, il apprend son succès. Mais l’intégration de l’école de pilotage s’avère plus lointaine car le retour des troupes d’Algérie désorganise passablement l’armée. Lucien retourne donc dessiner chez son employeur à Cavaillon. Puis les choses se débloquent : alors qu’il a 22 ans, il est rappelé pour une formation militaire complémentaire à Nîmes. Et, enfin, il part à l’école de pilotage sur la base d’Aulnat, près de Clermont-Ferrand. Il est fou de joie ; à partir de là, il va dérouler une brillante carrière militaire.
Lucien a la possibilité de choisir la chasse, l’arme d’élite pour les pilotes. A 23 ans, il reçoit son « macaron » de pilote ; sa première affectation opérationnelle est à Cambrai, où il pilote un Super Mystère B2, l’avion de chasse par excellence de l’époque. Pourquoi Cambrai ? Lucien explique avec humour qu’il voulait une affectation méridionale mais que s’il l’obtenait tout de suite, il serait certainement muté par la suite dans le Nord. En commençant par la base la plus septentrionale, il ne pouvait ensuite aller que plus au Sud. Et en effet, son affectation suivante est … à Reims, où il pilote un Vautour, chasseur tous-temps biplace au sein de l’escadron Normandie-Niémen qui avait eu son heure de gloire en Union soviétique pendant la guerre. Puis, ses compétences reconnues, Lucien est nommé instructeur à l’Ecole de Salon-de-Provence, sur Fouga Magister, l’avion d’entraînement élégant avec son empennage en V. Quatre ans plus tard, c’est sa consécration avec la Patrouille de France, toujours sur le même avion, à nouveau pour quatre ans. Ce sont des moments fabuleux pour lui, dont il reste des souvenirs inoubliables et de grandes amitiés : bien entendu ceux du pilotage acrobatique, et ceux glanés au gré des meetings, en France ou à l’étranger, où la Patrouille effectue des démonstrations, souvent aux côtés de ses homologues européennes. Comme cette fois en 1979 où, à Lübeck, tout contre la frontière entre les deux Allemagne, l’équipe négocie avec les autorités de l’Est d’empiéter légèrement sur leur territoire pour les besoins de la démonstration, et où Lucien peut comparer d’en haut les paysages agricoles de l’Est et de l’Ouest.
Sa carrière militaire se traduit aussi par de fréquents déménagements. Il s’est marié jeune et est devenu père de deux filles, Corinne et Virginie, mais sa première épouse et lui se séparent lorsqu’il est affecté à la PAF. Il fera alors la connaissance d’Annie, qui deviendra un peu plus tard sa deuxième épouse et la mère de sa troisième fille, Julie, aujourd’hui pilote à Air France sur Airbus A 330. Les deux aînées, elles aussi, avaient des ailes, pour aller vivre respectivement au Nigéria et en Australie.
Après la PAF, il prend de nouvelles responsabilités, moins glamour mais souvent dangereuses. Pilote d’un avion de ravitaillement C 135, un 707 aménagé, il assure le ravitaillement en vol des chasseurs lors de la guerre du Tchad, au risque d’être abattu par un missile, au décollage de son avion très lourdement chargé, ou même en vol. C’est au titre de cette mission qu’il reçoit la Légion d’honneur, mais c’est de la Médaille de l’aéronautique, décernée après la PAF, qu’il est le plus fier.
A 46 ans, après 28 ans dans l’Armée de l’air dont 26 comme pilote, le capitaine Fauque quitte le service actif. Il se reconvertit dans l’aviation civile, mais ce n’est pas une sinécure : il doit repasser tous les examens de qualification. A cet âge-là, dit-il, on apprend moins facilement ! Mais il y parvient, et va piloter successivement dans plusieurs compagnies privées : EAS, Air Toulouse, Air Liberté. De cette période de 13 années, Lucien retient d’abord le plaisir de piloter une Caravelle, mais aussi la différence d’ambiance entre le chacun pour soi du privé et l’esprit d’équipe, très fort dans l’Armée de l’air.
A 60 ans, âge limite à l’époque, Lucien prend sa retraite. Il revend son mas natal, qu’il avait restauré quelques années auparavant, pour l’habiter lorsqu’il était affecté dans la région, mais qui était handicapé par un voisinage très bruyant. Annie et lui font alors construire une maison à Eygalières, où Lucien a de la famille. Depuis lors, il se livre principalement à deux activités : la sculpture sur pierre et la construction de maquettes de maison, que ce soit pour la crèche de l’église ou pour des amis. En 2014, le maire René Fontès lui demande de figurer sur sa liste, il sera donc conseiller municipal délégué jusqu’à cette année, où il ne s’est pas représenté. Heureux d’avoir pu réaliser son rêve d’enfant, Lucien Fauque a remis les pieds sur terre et replanté ses racines dans son terreau natal.
16 mai 2020