Mauro Soldani
Rebelle créatif
Installé depuis 12 ans à Eygalières, Mauro Soldani se présente comme « Italo-russe né par hasard en Belgique ». Bien sûr, ses origines biologiques et géographiques ont leur importance mais elles comptent beaucoup moins que son parcours, marqué par des éléments forts : un engagement politique précoce et renforcé par un tempérament rebelle, une vie professionnelle centrée sur le cinéma, un goût pour la création et la découverte. Tout au long de sa vie, ces éléments se sont entrecroisés, l’engagement politique conduisant au cinéma comme mode d’action, le cinéma lui permettant d’exprimer sa créativité et son inventivité. Et cette dernière, il la met aujourd’hui au service d’une nouvelle passion, … la cuisine.
La politique, c’est la colonne vertébrale de Mauro. Entendons-nous : il s’agit d’un engagement personnel pour des idées et des valeurs auxquels il a le sentiment profond d’être resté fidèle toute sa vie. Mauro est né en Wallonie, une région très industrielle, marquée par une forte tradition ouvrière. Son enfance, celle d’un fils d’immigrés, n’a pas été facile ; il lui est même arrivé d’avoir faim. Son père, né dans les Pouilles, en Italie du Sud, fuit la misère qui y règne à la toute fin de la guerre, après avoir été prisonnier en Allemagne. Bien qu’il ait un diplôme d’électro-mécanicien, il doit aller travailler « au fond » dans les mines de charbon pour pouvoir immigrer en Belgique. Sa mère est la fille d’un officier de l’armée du tsar, grand propriétaire foncier, qui a fui la révolution soviétique et s’est fait marin, allant chasser l’ours blanc dans le Grand Nord, et d’une institutrice d’ethnie samoyède (peuple semi-nomade de Sibérie) – de qui Mauro tient ses yeux un peu bridés. Mauro est élevé au lait de deux cultures, italo-catholique et russo-orthodoxe. Mais il étouffe dans son milieu familial, au point qu’à 14 ans il fugue du domicile parental, où il ne reviendra plus habiter : la justice belge le place dans un établissement religieux où il étudie jusqu’au bac – les « humanités » en Belgique. A peine s’est-il ensuite inscrit en sciences politiques à l’université de Liège que survient le mouvement de mai 68, en Belgique comme en France. Mauro y plonge tout entier et, à vrai dire, n’en sortira plus. Encore aujourd’hui, il se qualifie de « soixante-huitard ». Même s’il dit avoir théorisé ses idées en étudiant les « grands » du marxisme-léninisme, au fond Mauro est d’abord un rebelle, rebelle face aux contraintes, à la discipline, à une évolution du monde qui à certains égards le révulse. Dès son adolescence, il avait manifesté contre le nucléaire puis contre l’engagement américain au Vietnam. Mauro se veut cohérent dans sa démarche : étudiant engagé, il interrompt ses études et décide d’aller travailler en usine pour partager le sort des ouvriers. Il n’y reste pas moins de sept ans, dans la sidérurgie, la métallurgie, l’imprimerie et même comme tourneur-fraiseur-aléseur dans l’industrie d’armement. Il en a gardé un goût pour le travail manuel, pour le plaisir de produire une belle pièce, pour celui de l’odeur du fer que l’on travaille. Autre illustration de sa cohérence : lorsque quelques années plus tard, il crée une société de recherche puis de production industrielle dans les techniques vidéo, il en distribue les actions à ses collaborateurs, tout en restant seul caution des engagements de l’entreprise. Cela lui coûtera cher, sans que pour autant il regrette de l’avoir fait. Internationaliste, il l’est aussi en épousant en secondes noces une cancérologue « black belge-égyptienne », aujourd’hui décédée, dont naîtront ses deux enfants.
C’est son engagement politique qui le conduit au cinéma : il constate l’absence de documentaires sur les luttes sociales et veut y remédier. Après ses sept ans d’usine, il candidate donc à une école spécialisée à Bruxelles, l’INSAS, équivalent de la FEMIS en France. 1200 candidats, 12 reçus, dont Mauro. Il est vrai que lui a 26 ans et qu’il a des choses à raconter, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres candidats, beaucoup plus jeunes et tout juste sortis de leur famille. Trois ans d’études, puis Mauro est embauché par une chaîne de télévision communautaire à Liège – Canal Emploi. Là, il constate in vivo la force du média télévisuel : dans un court-métrage (« Liège vroum-vroum »), il dénonce les erreurs urbanistiques qu’a connues la ville. Effet direct ou non, l’équipe sortante est battue lors des élections qui suivent et le nouveau responsable de l’urbanisme est un écologiste. Puis, sur un projet de remaniement du centre-ville, il réalise des simulations vidéos – une innovation –, diffusées au Journal télévisé de 20 h. Le tollé qui s’ensuit conduit à une révision complète du projet.
A cette occasion, il s’est familiarisé avec l’image numérique ; il va s’intéresser aussi aux effets spéciaux. Mais surtout, il met en branle son inventivité car il veut créer des outils qui lui manquent. C’est là qu’il crée cette société de recherche – Ecriture-Video-Simulation, EVS – qui va concevoir puis produire deux outils très utiles : une des premières palettes graphiques au monde et un système permettant de générer en direct des images en ralenti – une innovation très importante pour les émissions sportives. C’est un grand succès technique mais une grande désillusion pour Mauro : on l’a vu, il a distribué les actions de sa société mais, à la suite d’une succession d’événements dans la phase d’industrialisation, trop longue à raconter ici (et liés à un phénomène de spéculation), celle-ci va faire faillite deux fois de suite. La nouvelle société va devenir très profitable mais Mauro restera l’unique responsable des dettes de celle qu’il a créée et se retrouvera obligé de consacrer pendant dix ans la moitié de sa rémunération à les rembourser.
Ce qui l’aide sans doute à surmonter cette désillusion, c’est le plaisir qu’il prend à la création cinématographique. Avec plusieurs entreprises successives, Mauro est réalisateur et producteur. Ainsi, il produit le premier long-métrage de Marion Cotillard, qui a 16 ans à l’époque ; il produit pour ARTE un film de Catherine Corsini, réalisatrice française réputée. Grâce à un excellent sens du contact, il démarche avec succès les chaînes de télévision sur les salons professionnels pour vendre les compétences de sa société et aussi ses propres scénarios. Plusieurs de ses court-métrages et documentaires seront réalisés mais Mauro regrette de n’avoir pu réaliser de long-métrage, faute de financement public en Belgique pour ses projets – en Europe, il est pratiquement impossible de produire un film sans soutien public. Alors, dans le cadre d’une association qu’il a contribué à créer, Cinéma Wallonie, il se bat avec d’autres pour la mise en place d’un fonds régional de soutien au film, comme il en existe dans plusieurs régions françaises. Il obtient gain de cause, ce qui permet la renaissance d’une compétence cinématographique en Wallonie, génératrice d’emplois qui s’étaient relocalisés ailleurs au cours des années précédentes. Encore aujourd’hui, de nombreuses personnes sont conscientes du rôle que Mauro a joué en ce sens et lui sont reconnaissantes de pouvoir exercer leur métier dans leur région. Il faut dire qu’en parallèle à ses activités de production, Mauro a été pendant vingt ans professeur de vidéographie à l’Académie des Beaux-Arts de Liège, en contact à ce titre avec de nombreux acteurs et de nombreux professionnels du secteur.
Retraité, Mauro s’établit à Eygalières avec sa troisième femme, Loes Van Mechelen, ancienne consultante en stratégie, communication et marketing. Il n’oublie pas sa passion pour le cinéma, qu’il met en œuvre en réalisant des clips vidéo, notamment avec un saxophoniste sénégalais, Jean-Alain Hedgar, et le grand guitariste gitan Ricao Bissiere. On peut les découvrir sur sa page Facebook ou sur Youtube. Dans un autre ordre d’idées, il est fier d’avoir fabriqué lui-même les 150 mètres de grille pour sa maison que son sens esthétique ne lui aurait pas permis de clôturer d’un simple grillage. Et, en visitant les équipements de sa cuisine, qui ne déparerait pas dans un grand restaurant, on découvre une nouvelle passion créatrice : la cuisine. Elevé dans une double culture, toujours stimulé par la découverte de saveurs étrangères, nouvelles, improbables, Mauro se livre chaque jour – en face de sa femme qui a son propre équipement – au plaisir d’essayer, d’inventer, de goûter selon son imagination personnelle, éventuellement en reprenant ou en adaptant les recettes de chefs réputés. Faut-il voir un signe de cohérence dans sa prédilection pour Thierry Marx ? En tout cas, il fait partager ses expériences à ses amis, cohérent jusqu’au bout dans son appétence pour le partage.
12 mars 2019